Les copains de la rue Richebourg (Soissons) : Partie 1.

Avant-Propos

1.

Avant 1939

      Après deux heures de transports en commun pour traverser la capitale depuis mon village du sud de l’Aisne, je pris une des nombreuses lignes de bus partant de la Défense. J’approchais du but. Il suffit de quinze minutes de trajet et une rue à remonter à pied pour sonner au porche de l’immeuble, à l’adresse que j’avais saisie sur le notebook de mon smartphone. A l’interphone, la voix de madame Neuman-Contenté m’invita à monter au premier étage. En gravissant les marches de ce vieil escalier en bois, elles me chantaient sous le poids de mes pas, cette ritournelle que j’entendais depuis six ans, depuis le début de mon enquête lorsque je me rendais requérir un premier témoignage. Elles avaient le grincement sec d’un cœur serré qui va rencontrer pour la première fois un être révélé d’abord par un nom dans des archives, un(e) enfant caché(e), une survivant(e) de la Shoah. Depuis Nathan, Micheline, Clairette, Jacques, Viviane, Nelly, Lisette, et j’en passe, ces rencontres initiales dans mon enquête sont autant d’inoubliables instants, les premiers pas d’une mémoire à partager, d’une amitié en devenir.

     Pauline m’attendait sur le palier de son petit appartement avant de m’inviter à nous installer dans sa salle à manger. Je tombais sous le charme de cette dame de cœur aux 84 printemps, généreuse dans ces souvenirs. Ce qu’elle a perdu en vélocité du fait de son âge respectable n’entame en rien la vivacité d’un esprit remarquable. Nos sourires partagés, heureux et impatients de faire connaissance en cette fin août 2017, résultaient d’une curiosité saine et réciproque : elle, parce qu’elle était intriguée par un « jeune homme » qui a produit un travail gigantesque sur les juifs de la ville de son enfance ; moi, parce que je n’imaginais pas un jour revoir la petite fille en chair et en os lorsque je racontais la traque de sa famille dans mon livre. Assis autour de la table, nous étions prêts à convoquer les heurs et malheurs d’un passé, pour la mémoire de sa famille, celle des Juifs du Soissonnais et de toutes les victimes des persécutions nazies.

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Pauline Neuman-Contenté, le 25 août 2017 avec les portraits photographiques de ses deux frères, Charles Contenté (à gauche) et Jean/Isaac Contenté (à droite) [Collection particulière].

      Je peux l’affirmer aujourd’hui, Pauline est un témoin clé qui conforte et complète des éléments, des vies et des visages de mon enquête entamée dans le Soissonnais depuis 2012 sur l’effroyable persécution des Juifs entre 1940 et 1944. Alors commençons et retrouvons-nous à la fin du XIXe siècle dans l’empire Ottoman, à l’ouest de la Turquie :

– Votre père Moïse Contenté est né le 18 juillet 1900 et votre mère Rebecca est née Levy, le 8 juillet 1898, n’est-ce pas ?

– Oui mon père est né à Smyrne [aujourd’hui Izmir] et ma mère à Pergame [aujourd’hui Bergama, à 100 km au nord de Smyrne/Izmir].

– Lorsque qu’ils se sont faits recenser en octobre 1940 comme Juifs, sous l’injonction du gouvernement de Vichy et des Allemands, il est indiqué sur leur déclaration qu’ils étaient arrivés en France en mai 1923, avec votre frère aîné, Charles, qui avait 1 an (né le 2 février 1922). Savez-vous pourquoi ont-ils quitté leur pays natal ?

– Il y avait un service militaire très, très dur, instauré en Turquie. Mon père n’a pas voulu le faire. Il a réussi, comme beaucoup d’ailleurs, à partir. Ma mère était restée en Turquie. Elle est arrivée un petit peu après avec Charles, toujours en 1923.

– Malgré une montée de l’antisémitisme en Turquie au début du XXe siècle, sous empire Ottoman, déjà génocidaire contre une autre minorité, les Arméniens en 1915 ; ce n’était donc pas la cause qui motiva l’exil de vos parents ?

– Il y avait une bonne entente avec les Turcs, du moins à Smyrne, ce que me disaient mes parents dans leurs souvenirs.

3c voiture de Moïse Contenté

Moïse Contenté, à droite, dans les années 1920. Lieu inconnu. Les deux autres personnes n’ont pu être identifiées [Collection particulière].

– Vos parents s’étaient d’abord installés à Paris puis à Soissons. Pourquoi ont-ils choisi cette ville ?

– Mon père avait des problèmes de santé. C’est comique cette histoire-là. Les médecins lui disaient, il faut changer d’atmosphère. Il ne faut plus habiter Paris ! Il faut habiter en Province. Pourquoi Soissons, plutôt qu’ailleurs ? Je ne sais pas.

– A priori ils sont arrivés avant 1931 à Soissons, avant votre naissance. Le nom de votre famille apparaît pour la première fois dans les recensements de la ville, qui ont lieu tous les cinq ans, au 20 rue du Pot d’Étain.

– Oui, ils habitaient d’abord rue du Pot Étain à Soissons. Ensuite au 1 rue Richebourg. Notre maison faisait l’angle avec la rue des Cordeliers, au n° 41.

– D’après la cessation du commerce de votre père en janvier 1941 sur ordre de la kommandantur de Laon[1], il tenait un magasin au 5 rue des Chaperons Rouges [Il était voisin du fameux commerce de Charles Knoll, Aux Fruits de France].

– Oui, il vendait du tissu. Le magasin s’appelait Paris Solde.

3a Magasin Moise Contenté avant 1940 rue des Chaperons Rouges

Magasin « Paris Solde » au 5 rue des Chaperons Rouges à Soissons, avant 1940 [Collection particulière].

– Comment viviez-vous avant l’arrivée des Allemands en 1940 ?

– Il y avait du travail. Ma mère était couturière aussi. Disons que l’on n’a jamais manqué de rien.

– Toujours avant la guerre, est-ce que la politique était un sujet de conversation chez vos parents ?

– Au temps que je me souvienne, non, pas du tout. Mon père ne parlait pas de politique. Il avait beaucoup de copains à Soissons, dont… comment s’appelle-t-il… vous savez, l’agent de police…

–   Charles Létoffé ?

– Oui ! Il était connu comme le loup blanc ce policier. Il s’entendait bien aussi avec le commissaire de police de Soissons. Mon père le connaissait bien. Il parlait souvent du policier Charles Létoffé. Moi j’étais petite, je ne me rappelle plus de l’avoir vu.

– Quels souvenirs avez-vous conservé de cette période d’avant la guerre ? Comme la plupart des familles juives de Soissons que j’ai interrogées, vous sentiez-vous pleinement intégrés ?

– Oui, tout à fait intégrés, aucune démonstration d’antisémitisme. Aucune réflexion, jamais entendu quoi que ce soit. Je ne savais même pas ce que c’était d’être juif. Je me rappelle aussi de madame Kassel[2]. C’était une forte femme. Comme disaient les juifs de Pologne, c’était une « cosaque ». Elle avait une fille, je ne sais pas si elle en avait deux ou trois.

     Madame Kassel était la mère de Thérèse qui décéda en 1940 des suites d’une césarienne, juste après l’arrivée des Allemands. Cette fille épousa Adolphe Liwer (oncle de Lisette Ehrenkranz). Cette « cosaque » qu’évoque Pauline Contenté vivait au 2 rue Bara à Soissons, dans le prolongement de la rue des Cordeliers et en face de la rue Richebourg.

– Vos parents n’étaient pas pratiquants ?

– Si, mon père était pratiquant. Il faisait la prière tous les soirs. Quand il y avait les grandes fêtes comme celle du Grand Pardon, Yom Kippour ou la Pâques juive, ma mère préparait la cuisine et mon père partait la veille de Kippour pour se rendre à Paris à la synagogue car il n’y en avait pas à Soissons. Je conserve encore le Livre de mon père avec les 10 commandements inscrits dessus.

– Quelles étaient vos relations avec vos deux grands frères, Charles né en 1922 et Jean, né en 1925 ?

– J’étais la petite sœur ! J’étais surprotégée par mes frères ou Samuel Biegacz [il habitait au 20 rue Richebourg], l’ami de mes deux frères. J’étais un peu la petite sœur de tout le monde. Samuel avait le même âge que Charles.

     Abram Biegacz, venant de Pologne, fut le premier de sa famille à arriver en France en novembre 1922. Sa femme Gitla put le rejoindre à Paris en février 1923 avec leur premier garçon dans les bras, Samuel, alors âgé de dix mois. Leur second fils, Bernard, naquit dans la capitale le 17 avril 1925. La famille Biegacz apparaît pour la première fois dans le recensement de Soissons en 1936 au 37 rue des Cordeliers. Ils déménagèrent ensuite quelques mètres plus loin, au 20 rue Richebourg. Nul doute que dès leur installation à Soissons les jeunes Samuel, Bernard, Charles et Jean sympathisèrent rapidement, se retrouvèrent à l’école où ils aimaient jouer ensemble dans l’équipe de basket du collège.

2d 19 Jean Contenté 10 Samuel Biegacz 17 Bernard Biegacz basket collège de garçon

Près du collège du Centre, sur un terrain de basket, avant la guerre. Le n°19, tirant la langue, est Jean Contenté, derrière, le plus grand, Samuel Biegacz et tout à droite, le n°17, Bernard Biegacz. Cette photographie a été prise par Charles Contenté [Collection particulière].

– Quel était le tempérament de vos parents ? Comment pourriez-vous les décrire ?

– Mon père c’était un peu l’oriental ! Expansif, oui, un peu mais c’était d’abord un joueur de carte. Les Juifs, en général, ils jouent. Tous les jeux de carte, mon père les connaissait. Le poker, le jacquet, tout ! La belote, je n’en parle même pas. Mon frère Jean c’était pareil. Mon père était un peu autoritaire, évidemment, mais jamais je n’ai reçu de fessées de mon père. De ma mère oui, mais pas de mon père. C’est curieux, hein ?

     Pauline reconnait et se souvient de la plupart des noms évoqués dans mon livre, les Ehrenkranz, les Liwer, les Arouete, les Knoll, les Buliba domiciliés au 41 rue des Cordeliers et dont leur fille Esther avait le même âge que mon interlocutrice.  Son témoignage me confirme que toutes ces familles juives se côtoyaient, les hommes aimaient se retrouver le dimanche autour d’une partie de belote. Il faisait bon vivre, et tous jouissaient de la tolérance de ce pays adoptif et d’une réelle intégration dans cette ville rurale de l’Aisne, avant qu’un orage d’acier allemand foudroyât la Pologne le 1er septembre 1939.

[1] Archives départementales de l’Aisne, Laon – cote 11254.

Les copains de la rue Richebourg : partie 2

A propos Stéphane Amélineau

Professeur documentaliste : Lycée ITG Val-de-Beauté à Joinville-le-Pont (94 - Val-de-Marne) de 1994 à 2001. Lycée Françoise Cabrini à Noisy-le-Grand (93 - Seine-Saint-Denis) de 2001 à 2007. Lycée de Saint-Rémy à Soissons (02- Aisne) de 2007 à 2018. Collège-Lycée Saint-Joseph à Château-Thierry (02 - Aisne) depuis 2018.
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5 commentaires pour Les copains de la rue Richebourg (Soissons) : Partie 1.

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  4. Armand dit :

    Bonjour Monsieur, j’aimerais entrer en contact avec Pauline Neuman-Contenté, s’il vous plait. Merci de me contacter. Bien à vous

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