Itinéraire d’un passeur de Mémoire

A propos de l’auteur de ce blog :

Stéphane Amélineau. Né le 2 novembre 1969 à Nogent-sur-Marne (94, France).

Professeur documentaliste : Joinville-le-Pont (94) de 1994 à 2001, à Noisy-le-Grand(93) de 2001 à 2007, à Soissons (02) de 2007 à 2018; à Château-Thierry (02) depuis septembre 2018.

Parcours scolaire : CAP employé de bureau, BEP Comptabilité, Bac G2 comptabilité, Licence Histoire (Paris-Jussieu), CAPES Documentation.

Itinéraire d’un passeur de Mémoire :

Combien de fois n’ai-je pas entendu parler de pépé Jules, de « sa guerre » dans les tranchées ? Il est décédé en 1964 ; je suis né trop tard pour entendre ses milliers d’anecdotes que j’aurais retenues par cœur ! Je n’ai de lui qu’une photographie en «poilu», convalescent après avoir été blessé au Chemin des Dames en 1917, que je garde comme un trésor. Première rencontre d’une histoire à la fois proche, c’est le père de ma grand-mère paternelle Paulette, et lointaine, cette photo elle était semblable à celle que je consultais dans des livres et qui, pour moi, relataient une époque très ancienne.

Mon grand-père maternel, de son vivant et aux cours de nos nombreuses conversations,  m’a confié avec courage les épisodes douloureux vécus en 1945 lors de la seconde guerre mondiale. Il s’est retrouvé contre son gré en Allemagne, dans le cadre du STO, témoin de scènes effroyables lors de la chute du IIIe Reich à Berlin. Lui, malgré ses épreuves, m’a toujours enseigné la tolérance vis-à-vis des jeunes générations allemandes pour construire une Europe meilleure sur les ruines d’un passé fratricide.

De ces parcours sont nées mes premières interrogations : Est-ce que cela recommence toujours ?  Qu’est-ce qui pousse les hommes à refaire les mêmes erreurs ? A vingt ans d’intervalle, comment de telles horreurs peuvent-elles se reproduire ? Est-ce l’ignorance ou l’indifférence qui a permis ces bégaiements de l’Histoire ? Est-il possible en éduquant d’éviter de reproduire ces évènements dans le présent ?
C’est de ces étonnements d’enfant qu’a découlé l’orientation de mes études, mon parcours professionnel, ma démarche personnelle, le sens de mon existence vers cette insatiable quête nécessaire à tous et surtout aux plus jeunes ; ceux à qui l’on ne peut mentir.

L’étudiant en Histoire est devenu professeur documentaliste puis s’est fait chercheur pour repérer l’incompréhensible, chercheur pour saisir l’inexplicable, chercheur pour retrouver ceux qui n’ont pas eu le temps de comprendre ou de témoigner.
J’ai toujours considéré que l’Homme est un miracle de la nature perdu au milieu de l’univers. Une rareté qu’il faut sauvegarder. Un être fascinant, fragile, étonnant et, hélas, fréquemment décevant. Les vicissitudes de son Histoire m’ont toujours interpellé, parfois obsédé, souvent consterné, quelque fois rassuré. Entre l’anticyclone de mes interrogations et la dépression de mes incompréhensions je cherche l’horizon de la justice humaine dans les tumultes du temps.

Mes premières lectures sont restées scolaires, parfois frustrantes, n’apportant peu ou pas de réponses. Stefan Zweig a été la première branche d’où ont germé ma culture humaniste et la luciole de mes passions souterraines. Ses textes universels et intemporels ont été le déclencheur de ma soif d’apprendre. Depuis, je ne me lasse plus de lire et de relire les écrits des hommes et des femmes dont l’intelligence et les convictions se sont traduites en actes pour le meilleur de l’humanité. Des Antiques aux Contemporains, ils brillent comme des phares qui nous avertissent des écueils. Notes d’espoir et d’optimisme, ils sont si nombreux qu’il me faudrait neuf vies pour apprécier leur inébranlable conviction en la tolérance et leur indéfectible combat pour la Justice.

Au milieu des débris de la folie des hommes, par son ampleur sans précédent dans l’espace et dans le temps, l’annihilation des Juifs d’Europe est comme le paradigme des contradictions de nos semblables. Une question obsessionnelle et essentielle me hante sans cesse : Où se trouve l’Homme auquel je crois dans les infamies et les horreurs perpétués entre 1933 et 1945 ?

Infatigable médiateur de la Mémoire ? Peut-être, sûrement même. L’écho des bruits de bottes que l’on entend toujours est, me semble-il de plus en plus assourdissant. L’ombre des chemises brunes dévoile la peur de la différence et le refus de l’altérité. Alors, je m’indigne à ma manière, avec mes armes : l’Histoire et la pédagogie. Alors oui, j’insiste. Chacun de mes projets, chacune de mes conférences éclairent collégiens et lycéens sur les méfaits de l’ignorance et les sensibilisent aux dangers du mépris, piliers désastreux, supports d’encore trop d’humains égarés ou perdus, pour faire de ces hommes et ces femmes en devenir les porteurs du flambeau de la Mémoire. Connaissance contre intolérance, Lumières contre obscurité.

Face à l’épaisseur du temps qui passe, donnant un alibi à l’oubli, j’ai toujours cette même démarche auprès des jeunes : étudier l’Histoire à partir d’un grain de sable qui nous conduira de l’infiniment petit à l’infiniment grand, de l’individuel à l’universel. Devant une dune de sable gris nous ramassons quelques grains dans un tout petit endroit qu’on appelle le Soissonnais sur lesquels nous pouvons deviner des destins façonnés par le fracas des événements, vitrifiés par les éruptions de l’Histoire. Des tranches de vies ordinaires d’hommes et de femmes emportés par les déflagrations d’un monde en guerre, victimes d’une haine leur enjoignant de justifier le lit dans lequel ils sont nés.

Après avoir travaillé sur le convoi n°67 en 2009, les bourreaux et les victimes d’Auschwitz-Birkenau en 2011, j’avais choisi cette fois-ci un sujet ancré dans l’histoire locale, la déportation des Juifs du Soissonnais. Soissons présente les caractéristiques d’une ville provinciale où les familles sont implantées depuis plusieurs générations. J’ai eu la possibilité d’avoir sur place, ou ailleurs, des documents et des témoins. Quoi de plus émouvant et marquant pour des jeunes que de rencontrer ceux qui enfants, adolescents ou jeunes adultes ont été, traumatisés par la peur, l’angoisse, l’incompréhension, témoins ou acteurs. Ils ont Vu, et 70 ans après les traces en sont encore palpables. Mon objectif était  de porter une note positive en leur faisant toucher du doigt la résilience : après le désespoir et l’anéantissement, la vie reprend ses droits. Mais le rocher de la Mémoire doit résister pour que, contre vents et marées de l’Histoire, solide et puissant, il reste dressé pour briser les courants l’oubli.

Ce projet pédagogique s’est mué au fil du temps, de découvertes et de rencontres, en une aventure humaine relatée dans mon Journal de Bord d’un itinéraire de Mémoire. Écrire ces nombreuses pages retraçant les destins de quelques familles parmi des millions d’autres m’a enrichi de connaissances aux trajectoires insoupçonnées. J’ai le sentiment d’avoir rencontré une fois de plus des personnes que le traumatisme de la Shoah a transformé en êtres rares et précieux, inestimables fragment de la Mémoire. Sous l’encre de ma plume et la persévérance de mon action, je tente de trouver ce lien a priori improbable entre Auschwitz et l’Humanité.

« Pourquoi faites-vous ça ? Êtes-vous juif ? »
Ces questions m’ont souvent été posées par ces témoins directs que j’interroge, mais aussi par mes proches. Suis-je juif ? Non, j’ai été baptisé catholique à un an, en 1970, dans le village vendéen de ma famille paternelle : Vairé, sur la route entre Challans et Les Sables d’Olonne. Ni de près, ni de loin coule du sang israélite dans mes veines. Je suis un athée aux convictions profondément humanistes. La tolérance des croyances religieuses est une vertu indiscutable tant que celles-ci n’atteignent pas nos libertés fondamentales.
Quant à mon intérêt tout particulier de la Shoah, il remonte là-aussi à des souvenirs de mon âge tendre. J’ai eu une enfance très heureuse, sans soucis, élevé par des parents et des grands-parents aimants et attentionnés. La vie me semblait vierge de toute tragédie, les adultes dignes de toute confiance. Dans mon regard d’enfant, les hommes se comportaient en humain jusqu’au jour, vers 9-10 ans, où je suis tombé sur des images effroyables : des corps squelettiques, désarticulés, avançant péniblement vers l’œil de la caméra. A l’arrière-plan des baraques entre lesquelles des hommes tête-bêche, sans vie, la peau sur les os, formaient des tas de cadavres. L’étrange lucarne s’ouvrait sur un monde cruel. A cette époque était également diffusée pour la première fois à la télévision la fiction Holocauste et dans l’entrebâillement de la porte du salon, je fus saisi par la scène où les SS fusillaient des hommes, des femmes et des enfants nus. Ce mélange d’effroi et d’incrédulité m’attira vers une recherche du Pourquoi?

Depuis quarante ans, ma bibliothèque personnelle abrite de nombreux livres sur le nazisme et la Shoah : les ouvrages de références de Léon Poliakov, Raul Hilberg, Saül Friedländer, Ian Kershaw, Christopher Browning, pour ne citer qu’eux, sans compter les témoignages des rescapés. Il n’y a pas un seul mois qui passe sans que je ne consacre une partie de mes lectures sur ce sujet. La Shoah, cet événement dont l’ampleur criminelle (six millions de Juifs systématiquement assassinés pour le seul motif d’être né) à l’échelle d’un continent et sur un temps très court (à peine six ans) est sans précédent. Les nazis ont utilisé des outils modernes à des fins barbares, ils ont porté à une échelle industrielle l’extermination de millions d’innocents. Je ne peux rester devant ce tableau sombre et tragique de l’Histoire sans m’en approcher pour détailler chaque grain, chaque touche, chaque martyr de cette tragédie. Cette peinture dévoile l’éventail de la nature humaine : de l’être qui bascule dans une violence inouïe à celui qui, dans cet univers concentrationnaire, donne sa vie plutôt que sa dignité. Si je pouvais scruter chacun d’eux, victimes et bourreaux, et découvrir chaque destin je crois que j’aurais l’impression d’avoir embrassé l’humanité entière. Vaine quête en vérité. La complexité de l’humanité ne se résume pas à ce seul épisode mais c’est celui, je crois, que je maîtrise le mieux pour aborder l’étrangeté de cet être paradoxal.
On me reproche parfois de me laisser happer par ce passé sans m’intéresser aux drames contemporains. Ils m’affligent tout autant et je reçois comme une flèche en plein coeur chaque événement tragique dont la presse fait l’écho ; chaque innocent, chaque enfant assassiné me révolte. Mais le germe de ces crimes (génocides ou pas, peu importe le vocable) contre les indiens d’Amérique du Sud ou du Nord, les Herero, les Tutsi, les Arméniens, les Juifs, les Musulmans, les Bosniaques, les opposants à un régime autoritaire est toujours le même : l’intolérance. Quel que soit l’objet de l’étude, il s’inscrit au final dans la compréhension de l’homme, de sa difficulté à pratiquer la tolérance pour apprendre sur l’autre, porter un regard curieux, dénué de préjugés, connaître son histoire, les fondations de son présent et construire avec lui le futur, car bon sang, nous sommes Homme et nous n’avons pas d’autre alternative pour survivre. La connaissance et la mémoire sont les deux mamelles d’un avenir différent, seuls l’ignorance, l’indifférence et l’oubli condamnent l’Histoire à se répéter.

Lors des premiers entretiens, les témoins faisaient preuves d’un profond étonnement : Pourquoi un enseignant ni Juif, ni Soissonnais a-t-il entrepris cette démarche ? Lors des premières rencontres je me suis heurté au scepticisme, à une certaine retenue et beaucoup de pudeur : « Je ne sais pas grand-chose, je ne sais pas si cela va vous apporter plus que ce que vous savez déjà ! » Mais au fil des discussions mes questions ont aiguillé les réflexions ou réveillé un souvenir enfoui, pour nous amener à l’essentiel : évoquer leurs proches en retraçant leur caractère, leur tempérament, leurs valeurs, les décrivant tels qu’ils étaient dans le quotidien de leur vie. Nos échanges ont enrichi mutuellement les portraits et le déroulé des évènements : eux apportant la dimension humaine : menus faits, rayonnants ou obscurs, et moi, le cadre historique pour une reconstitution du passé se basant sur une méthode scientifique rigoureuse. Ensemble nous rassemblions des données pour un intérêt commun. Les révélations parfois difficiles sur le destin de leurs parents ou grands-parents déportés que j’ai pu transmettre à la lumière de mes recherches ont provoqué en eux ce désir de redonner vie à ceux qui n’étaient pour mes élèves et moi-même que des noms inscrits sur des listes interminables. La psychologue Nathalie Zajde conforte et rassure le profane que je suis :
Il ne s’agit en rien de découvrir ici des pensées cachées, inconscientes ou privées de l’interviewé, mais de retrouver des éléments précis d’un monde qui a été vivant, complexe, animé et dont nul ne s’attendait qu’il disparaisse aussi vite. Un monde que tous les Juifs survivants ou enfants de survivants ressentent à la fois proche et lointain et dont l’absence est toujours une souffrance. Ce dialogue constitue en fait une construction induite par la « convocation » de faits et de données historiques, politiques, géographiques appartenant à un vaste collectif. L’interview psychohistorique, lorsqu’il est bien mené, devient un réel « événement » dans la vie du sujet.

Les rescapés m’ont pris la main et m’accompagnent pour me dire : voyez heurs et malheurs de nos destins. Je me souviens d’un entretien particulièrement douloureux pour mon interlocutrice, épouse d’un survivant des camps de la mort aujourd’hui décédé. J’avais l’esprit partagé entre la nécessité de terminer ce travail de Mémoire et la douleur infligée pour faire revivre ces temps impardonnables à celles et ceux qui l’ont vécu. J’étais en proie à un terrible doute. Un soir, en marchant sous le crépuscule pour rejoindre mon véhicule, j’ai senti l’émotion m’envahir. La fatigue aidant sûrement, j’avais épuisé mes dernières ressources après cette journée déjà longue et bien remplie. Sur la route, au cœur de la nuit, au milieu de nulle part, j’ai cherché une épaule sur laquelle m’appuyer, une envie de faire pause !

Entreprendre ces investigations c’est être confronté à des moments d’abattement : qui suis-je pour tourmenter cette femme, ces témoins, pour réveiller ces vies éteintes ?
Je lève les yeux sur la voute céleste, les étoiles brillent du souvenir de leurs existences. Alors souviens-toi et poursuis !
Stéphane Amélineau

5 commentaires pour Itinéraire d’un passeur de Mémoire

  1. gaudry dit :

    Bonjour Monsieur, j’ai écrit un roman qui s’appelle « retour à la Varenne », disponible sur fanc.com ou amazon, et qui traite d’un sujet que vous avez analysé. j’aurais aimé parler avec vous, notamment du second enfant.
    Hubert Gaudry
    hubert.gaudry@gmail.com

  2. annie Rochwerg-d'enfert dit :

    emouvant et passionnant votre récit sur la recherche et le déroulement de la rafle du 23-24 juillet 44 à La Varenne st-hilaire et ses prolongements avec la rencontre de M.Szerman.
    J’ai une de mes grand-tantes qui était membre du personnel de l’orphelinat, mais j’avais assez eu de détails.
    cordialement

  3. Emmanuelle Piganiol dit :

    Bonjour Stéphane, je suis l’une des arrières petites-filles de Sonia et Isia Bich, ma grand-tante Viviane a travaillé avec vous sur les recherches concernant leur triste parcours pendant la guerre, j’aimerais beaucoup vous parler à ce sujet…

  4. demazure dit :

    je suis née en 1941 et j’ai un tout autre parcours, je vous découvre, je suis émue…merci

  5. Mme Bourgeois dit :

    Bonjour,
    Passionnée par la Seconde Guerre Mondiale et la Shoah, j ai retrouvé la famille d un des déportés du convoi 51.
    Selon les Archives départementales des Hautes Pyrénées, Chaim Drenger, tout jeune papa) a été interné au camp de Gurs (après son arrestation à Cauterets fin février 43), puis déporté à Drancy et enfin Sobibor.
    Or, après avoir joint sa famille (sa petite fille), cette dernière m apprend qu il a été à Maidaneck, n° 164.
    J ai lu avec attention votre article sur ce convoi mais je souhaiterais confirmer à la famille que Chaim a été assassiné à Sobibor et non Maidaneck.
    Pouvez-vous m’aider dans cette démarche?
    En vous remerciant pour votre aide et pour cette famille,
    Cordialement
    Mme Bourgeois

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