Les copains de la rue Richebourg (Soissons) : Partie 3.

Avant-propos

Partie 1. Avant 1939

Partie 2. 1939-1942

3.

1942-1944

          Depuis avril 1942, les Contenté s’étaient retranchés dans leur maison de Corcy depuis les impitoyables décrets des autorités à reléguer les Juifs au ban de la société. Néanmoins, ce samedi 27 juin, Jean était en compagnie de son copain Samuel Biegacz à Soissons quand un camion arriva dans la rue Richebourg. Des Allemands avaient été avertis par une dénonciation que le jeune juif d’origine polonaise ne portait pas ce jour-là l’insigne obligatoire imposé par la 8è ordonnance entrée en application le 6 juin.

– Cette arrestation de Samuel a été un grand choc, se souvient Pauline.  Son frère et ses parents portaient l’étoile, mais pas lui, ce jour-là. Il fallait coudre d’une certaine façon, à tel endroit sur le vêtement pour être visible de tous. En plus, nous, on savait à l’époque qui les fabriquait ces étoiles. Le grossiste en textile, en tissu, qui les fournissait, était les établissements Barbey, Massin et Popelin[1] à Paris, rue Saint-Fiacre. J’avais un oncle qui avait un commerce de tissu boulevard Poissonnière [la rue Saint-Fiacre donne sur le boulevard]. Il a su et dit que «ce salopard n’aurait plus ma clientèle».

          Jean Contenté décrit en 1977, sous la plume de Robert Vergnes[2], la violence de cette arrestation ; fou de rage et impuissant à empêcher son copain d’être jeté sur la plate-forme du camion :

  1942, Soissons, rue Richebourg.

  Des gens se sont penchés sur moi et lavent mon visage ensanglanté.

    J’avais crié : « Lâche, vendu ! assassin ! » en m’accrochant au gendarme qui à coups de crosse faisait grimper mon ami Sam dans le camion. Je ruais, je mordais. « Assassins ! » Les coups pleuvent sur ma tête. Je roule sur le pavé ; les roues du camion me frôlent, ce camion nazi qui emporte hors du monde Sam […]. Sam avait résisté, on l’assomma. Je n’en ai plus entendu parler. Mourut-il ce jour-là ?

– Pauline, je peux vous affirmer, à travers vous et vos frères s’ils nous entendent de là-haut, que, d’après mes recherches archivistiques dans les rapports de gendarmerie et de la préfecture de l’époque, Samuel a été emmené dans une prison à Laon. Alors que le jeune homme était incarcéré depuis trois semaines, les mécanismes de l’opération de destruction des Juifs de France se mirent en branle mi-juillet, à Paris (16-17 pour la Rafle du Vel’d’Hiv’) et dans toutes les provinces de la zone occupée (nuit du 19-20 juillet pour la région de Picardie). Monsieur et Madame Biegacz furent arrêtés à leur domicile au 20 rue Richebourg et regroupés à la gendarmerie de Soissons avec huit autres Juifs d’origine étrangère, bouffis d’angoisse, âgés entre 18 et 60 ans, comme notifiées le 16 juillet dans les instructions du SD-Sipo de Saint-Quentin (service de sécurité allemand, en particulier son bureau IV J chargé des « affaires juives »)[3]. C’est pourquoi, Bernard Biegacz, le petit frère de 17 ans, n’a pas été raflé avec ses parents.

– Ce que je me rappelle des conversations avec Bernard, c’est qu’à ce moment-là il a été caché un temps par madame Lefebvre, une directrice d’école. Puis ensuite avec sa tante, madame Glas.

           Effectivement, Handler Glas, vivant à Soissons, née Brogowska à Szydłowiec en Pologne, était la sœur de Gitla Biegacz. Handler et son mari, Pinches, lors de la rafle de cet été 42, échappèrent aux arrestations s grâce au policier Charles Létoffé qui les cacha pendant huit jour à son domicile, rue du Paradis. Madame Contenté-Neuman, le fils du policier, Bernard Létoffé, et moi-même ignorons où exactement. Ce qui est sûr, le plus jeune garçon des Biegacz, sa cousine Rachel et le couple Glas réussirent à échapper aux rafles jusqu’à la fin de l’Occupation.

– Ces malheureux juifs de Soissons arrêtés, reprenais-je, ont été transférés dans l’après-midi du 20 juillet à Laon où le préfet régional fit regrouper tous les israélites pris en Picardie (65 en tout). C’est ce jour-là et dans cette ville qu’Abram et Gitla Biegacz retrouvèrent leur fils aîné. Le lendemain, ils furent acheminés au camp de Drancy. Huit jours après ils quittèrent la cité de la Muette dans le convoi n°12 pour Auschwitz. Arrivés sur la Judenrampe le 31 juillet, madame Biegacz fut séparée de son mari et de Samuel. Ce qu’il advint précisément après la sélection, nous l’ignorons. Mes requêtes auprès des services d’archives du Musée d’État d’Auschwitz ne révélèrent aucune trace des Biegacz dans les quelques registres miraculeusement épargnés de la destruction par les SS du camp au moment de l’évacuation en 1945. Mais les travaux de recherche de Serge Klarsfeld sur les convois des déportés juifs de France nous renseignent sur celui qui nous intéresse. Tous les hommes du convoi n°12, au nombre de 270, pénétrèrent dans le camp pour y être immatriculés comme esclave dans les conditions que nous connaissons. Quant aux femmes, 514 sur 730, furent, elles aussi, sélectionnées pour le travail. Les autres ont été immédiatement gazées. Abram et Samuel Biegacz survécurent probablement quelques temps mais il nous est impossible aujourd’hui de connaître le jour et les circonstances de leur décès. Pour madame Biegacz, elle aussi, elle ne revint pas.

– Pauline, retrouvons-nous à Corcy en ce mois de juillet 42. Quand avez-vous quitté exactement ce village de l’Aisne et dans quelles conditions ?

– C’était fin juillet 42, je crois le 30 ou le 31, qu’on est partis de Corcy.

– 30-31 juillet ? Donc juste après les arrestations qui eurent lieu à Soissons les 19-20 juillet 1942 ?

– Oui, mais on avait plus entendu parler des rafles à Paris [16-17 juillet]. Mon père avait sympathisé avec des types qui travaillaient au Chemin de fer, des cheminots français. Ils pouvaient circuler plus facilement et véhiculer des informations. Donc nous sommes partis pour Paris. De là, nous avons repris un train en direction d’Angoulême. A Angoulême il fallait prendre un autocar. Nous sommes arrivés dans un petit village, chez des paysans.

– Qui était parti avec vous ?

– Il y avait ma mère, mes deux frères et moi.

– Pourquoi votre père n’était pas avec vous ?

– Il voulait d’abord nous mettre à l’abri. Il s’était dit : « Je vais voir ce qu’il va se passer ». Donc, on arrive dans ce village, chez des braves gens – qui mériteraient aussi la médaille des Justes ! –  Ça parlait entre les cheminots de la SNCF et les passeurs. Ces derniers ont dit : « Ça va aller ! Hier soir les Allemands ont fait la fête, ils sont tous soûls. Ils ont tellement bu que vous allez pouvoir passer la ligne de Démarcation ». La ligne passait dans un champ de topinambours.

– Je me permets de citer le témoignage de votre frère Jean, toujours sous la plume de Robert Vergne[4] ; un épisode plutôt épique avec un gendarme au moment de franchir la Ligne de Démarcation :

Une centaine de mètres encore à travers les vignes et ce sera la « zone libre ». « Arrêtez ! ou je tire ! ». Je me retourne. Un gendarme nous menace de son arme. J’avance vers lui : « Je vais vous expliquer. Nous… » Malgré mes seize ans j’ai tout d’un môme. « Approche ! ». Brutalement, il lance son poing ; j’esquive, me laisse glisser, le plaque aux jambes ; il culbute dans la vigne. Je saisis son fusil, lui en plante le canon dans la bouche. Je vais tirer. « Non, Jean, c’est un Français ! » Un beau fumier, oui. Mon frère Charles l’a sauvé.

– Sur cet épisode, mon frère, ou Robert Vergne qui a écrit ce livre, a un peu enjolivé les choses. Je vais vous dire ce qui s’est passé. Lorsque que nous étions en train de passer la ligne de Démarcation, qu’est-ce qu’on voit pointer ? Mon frère Charles dit à ma mère : « Maman, maman regarde, des fusils qui dépassent ! Tais-toi, répondit ma mère, et continue d’avancer ». On se met à courir vers cette butte d’où dépassaient des fusils et qu’est-ce qu’on voit ? C’était des jeunes, 18-20 ans, des Chantiers de la Jeunesse Française [CJF, organisation paramilitaire de la jeunesse de Vichy] qui avaient des fusils en bois. Alors ces jeunes nous répondent : « Vous êtes tranquilles, vous avez passé la Ligne ! » On s’est donc retrouvé dans une clairière, on s’est assis. Environ deux heures après, on a vu arriver nos passeurs et les messieurs de la SNCF qui sont venus nous apporter nos valises. Ils étaient courageux n’est-ce pas ? Nous faire passer sans bagages pour être plus libre de nos mouvements, puis, à un endroit convenu derrière ligne de Démarcation, venir nous apporter nos bagages ! Nous allions en direction de la Creuse mais on n’y était pas encore. Nous reprenons notre marche jusqu’à ce que nous tombions sur des gendarmes. Il y avait le brigadier qui commençait à demander les papiers. Ma mère a dit : « Je ne sais pas où ils sont, j’ai dû les perdre ». « Vous savez Madame, si vous ne me donnez pas vos papiers, de l’autre côté, il y a les Allemands. » Ma mère s’est entêtée car s’il fallait montrer nos papiers avec les tampons « JUIF » marqués dessus… Mon frère Jean avait essayé d’effacer les mentions avec du corrector. Ça n’avait pas marché ! Ce brigadier était une vraie tête de lard qui faisait son devoir. Mais, parmi ses subordonnés, les autres gendarmes disaient à leur brigadier : « Soyez gentil, laissez-les passer ». Puis quand ils ont vu, quand on a fini par donner nos papiers, que Charles était né à Smyrne, l’un des gendarmes s’est exclamé : « Ah mais moi j’ai fait l’armée en 1918-1919 en Turquie, près des Dardanelles ». Ce gendarme était tout content de connaître Smyrne. Il finit par persuader le brigadier de nous laisser partir. Il nous a accompagnés jusqu’à un petit village, ou petite ville, qui s’appelait Saint-Sornin, en Charente. On a passé la nuit là-bas. Il y avait déjà des réfugiés juifs aussi qui venaient de passer en « zone libre ». Ensuite, en autocar ou à pied, je ne m’en souviens plus, nous sommes allés jusqu’à Montbron [30-35 km à l’est d’Angoulême]. Là nous y sommes bien restés deux mois, août-septembre 1942.  On est tombé dans un café-restaurant dont le patron était un prisonnier de guerre évadé. Il avait un tas de juifs chez lui ! Fallait le faire quand même. Être un prisonnier évadé et accueillir beaucoup de juifs chez lui ! La plupart d’entre eux étaient d’origine polonaise.

– Si je lis à nouveau le témoignage de votre frère, de Montbron vous êtes allés à Saint-Hilaire-le-Château [150 km à l’est de Montbron] où s’était réfugiée une famille juive de Soissons depuis l’exode de l’été 1940, les Neuman :  Chaïm (Henri), Golda son épouse et leur fils Henri, n’est-ce pas ?

– Oui ! Mais nous n’arrivons pas dans Saint-Hilaire même, mais dans un hameau à un ou deux kilomètres qui s’appelle Les Combes. Nous allons rester là jusqu’à novembre 1944. Quand on est arrivés c’était la zone libre mais en novembre 42, cela ne l’était plus.

Saint Hilaire le Chateau 1943

1943, sur un terrain de foot de Saint-Hilaire-le-Château. Debout, deuxième à gauche, Jean Contenté posant ses mains sur les épaules de sa mère Rebecca. Accroupi, à gauche, chemise blanche, Charles Contenté. Accroupi, à droite, Maurice, un copain qui sera tué dans des combats avec la Résistance en 1944. Les deux jeunes filles de devant, famille Goldring, étaient des juives qui venaient de Saint-Quentin. [Collection particulière].

          Arrêtons-nous ici sur la famille Neuman. Lors de mes recherches sur les Juifs de Soissons, j’avais entendu parler pour la première fois de cette famille en 2012 lors d’un premier entretien avec René Verquin, jeune adolescent pendant l’Occupation. A chacune de nos rencontres, il me questionnait sur ce qu’elle avait bien pu devenir en ces années de persécution… Si j’avais trouvé des traces dans les archives… A chaque fois, je rentrais bredouille de mes recherches, pas une trace, exceptée dans les recensements de population de Soissons d’avant guerre où Chaïm Neuman, né à Varsovie en 1894, domicilié au 7 rue Plocq en 1931 ; une rue parallèle à celle des Cordeliers. Je n’ai jamais évoqué les Neuman dans mon livre, faute d’information bien que je supposasse que cette famille ait dû quitter Soissons au moment de l’exode et ne jamais y revenir. Ceci expliquerait l’absence de mention dans les listes de recensements des juifs de la ville en octobre 40 et juillet 41.  Mes rencontres cet été, en 2017, avec Pauline Contenté-Neuman, son neveu Michaël Neuman et sa cousine par alliance Régine Wolff-Socquet, me le confirmèrent et m’apprirent bien plus.

           Chaïm Neuman, marchand forain, eut une première femme. Elle décéda à Paris des suites de l’accouchement de leur fils le 4 novembre 1932, Rodolphe-Paul dont le prénom usuel sera Robert, futur époux de Pauline. Chaïm Neuman, se remaria trois années plus tard avec Golda Spiczak. Ils mirent au monde Henri, à Paris, en 1936.

           Quant à Robert, il fut élevé dans la capitale, au 7 rue du Grand prieuré, avec sa cousine Berthe, de cinq ans son aînée, par son oncle et sa tante maternels, Lazar et Rachel Auswaks. Rachel fut arrêtée la première et déportée à Auschwitz par le convoi n°12 du 29 juillet 1942. L’oncle Lazar fut interné, puis déporté dans le convoi n°49 du 2 mars 1943. Robert fut ensuite placé au centre Lamarck. Endommagé par des bombardements Alliés le 20 avril 1944, l’UGIF plaça les enfants à l’école Lucien-de-Hirsch, la première école primaire juive fondée à Paris au début du XXe siècle, située, pendant l’Occupation, avenue Secrétan dans le 19e arrondissement.

              C’était un jeune garçon remuant, me confia Pauline en évoquant la jeunesse de son mari. Une nuit, Robert fît le mur car il avait promis à un de ses camarades de lui ramener un jouet ou des cartes postales. Ce périple nocturne lui sauva la vie. En rentrant le lendemain matin, la gardienne de l’école le surprît et lui ordonna de foutre le camp ! Cette nuit-là, les Gestapistes étaient venus prendre 71 enfants et leurs maîtres juifs. C’était le 24 juillet 1944 quand le sinistre SS Aloïs Brunner sillonnait depuis trois jours la capitale et sa banlieue avec ses maudits autobus pour rafler les orphelinats et remplir un dernier convoi, le n°77 du 31 juillet 1944. De cet impitoyable chasse à l’enfant, 200 d’entre eux furent déportés vers Auschwitz-Birkenau. Jusqu’à la Libération, Robert resta avec sa cousine Berthe dans l’appartement de son oncle et sa tante qui ne revinrent jamais de déportation.

– Pour en revenir à votre Maman, elle semblait avoir un sacré tempérament.

– Elle était combattive. Elle était très courageuse. Dans la Creuse, elle fabriquait du savon avec de la soude caustique et de la graisse parce que les savons qu’on nous fournissait avec les cartes de rationnement vous deveniez tout blanc quand vous vous laviez avec ça. C’était du n’importe quoi sauf du savon. Maman, elle, fabriquait du vrai savon avec des idées incroyables. Elle était couturière, elle faisait une robe en 24 heures, même pour les femmes de gendarmes, pour se mettre bien. Il y avait toujours des morceaux de tissu. Il fallait être bien avec tout le monde !

– Quelles ressources aviez-vous pour votre quotidien ?

– Un peu d’argent mais dans cette maison il y avait des poules, des lapins, les deux cochons Toto, il y avait même une chèvre. Et puis un petit jardin. Ma belle-mère, Golda, elle était au Theil, c’est pareil, elle avait un jardin, des dindons. C’est pas commode ça comme bête ! Je me suis fait pincer par ces bestioles. Tout le monde avait des poules et des lapins. Il fallait aller chercher de l’herbe pour les lapins.

– Donc Aux Combes dans la Creuse, il y avait votre famille et les Neuman ?

Creuse 1943 Contenté et Neuman

Rebecca Contenté-Levy, Chaïm Neuman, Golda Spiczak Pauline Contenté, Henri Neuman                                           Geneviève Marouteau                                                                1943 – Creuse [Collection particulière].

– Les Neuman se trouvaient exactement dans un autre petit hameau qui était à un ou deux km des Combes, qui s’appelait Le Theil. Quand on est arrivé en 42, on a logé chez les Neuman au Theil. Après ils nous ont trouvé une maison aux Combes. Imaginez, peu de temps avant notre arrivée, il y eut une famille juive qui avait logé dans cette maison, la famille Wolf avec leur fils Henri[5], mais ils furent arrêtés, puis déportés. C’est la famille de Régine que vous avez rencontrée à la Fondation pour  la Mémoire de la Shoah.

Henri Wolf et ses parents vivaient alors dans la Creuse depuis 1940. Ils ont été arrêtés le 26 août 1942 dans cette maison aux Combes. J’invite les lecteurs de cet article à écouter le témoignage éloquent d’Henri Wolf. En cliquant sur ce lien [http://memoiresdesdeportations.org/personne/wolf-henri : 4 séquences de témoignage vidéo en bas de page], cédons une part de notre temps présent et à l’intemporalité de ses paroles sur l’indicible. Lui et ses parents furent déportés dans le convoi n°26 du 31 août 1942, le même convoi que celui de Rose Lewkowicz, de Soissons, mère de six enfants.

– Mais, Pauline, n’était-ce pas trop risqué de loger dans cette maison en octobre 1942, connue des forces de gendarmerie après cette première arrestation ?

– Ma mère me confia un jour que des réfugiés républicains espagnols du coin avaient menacé les gendarmes d’incendier la Mairie s’ils s’en prenaient à nouveau à une famille juive. Vous savez, d’autres familles juives s’étaient retrouvées dans ce pays Creusois, de Saint-Quentin en particulier, comme les Goldring.

– Cette maison aux Combes appartenait à qui ?

– Elle appartenait à une dame, je ne sais pas où elle habitait. Elle louait ça. Il y avait une grande cuisine, une grande cheminée avec une grande pendule. Elle nous louait par l’entremise d’un fermier qui habitait les Combes.

– Elle savait donc que vous étiez Juifs ?

– Ah oui, elle savait !

– Vous aviez changé vos papiers ?

– Non, parce que Contenté c’était plutôt un nom latin, ça ne faisait pas juif comme Neuman ou Mankiewicz par exemple. Sauf que ma mère était née Rebecca Levy, alors…

– Ce fermier savait donc que vous étiez juifs. Vous deviez avoir sacrément confiance en lui ?

– Oui, il fallait qu’on ait confiance en eux. Vous savez, Juif, pour eux, cela ne voulait rien dire. Il y avait des gens qui venaient du Nord, des non-juifs, et les creusois du coin les appelaient les « boches du nord ».

– Les Combes, c’était un hameau, à peine une dizaine de maisons. Vous côtoyiez, croisiez d’autres personnes ?

– Oui. En plus, moi, j’allais à l’école, en sabot, à Saint-Hilaire à 2 km.

– Vous alliez à l’école ?

– Oui, j’ai passé là-bas en 44 le DEPP, ce qu’on appelait le Diplôme d’Étude Primaire Préparatoire pour rentrer en 6è, au collège.

– Il y avait d’autres enfants juifs réfugiés dans cette école ?

– Il y avait surtout des garçons.

– Vous étiez en classe avec des garçons ?

– Henri (fils Neuman) était à l’école, la classe en dessous parce qu’il était plus jeune. Il y avait trois classes. Les petits c’était un peu l’école maternelle, le cours moyen et au-dessus c’était le certificat d’étude. Il y avait trois, quatre instituteurs quand même. Je me rappelle, il y avait des garçons de Saint-Quentin, les Zylberberg. Il y avait des Juifs de Saint-Quentin à Saint-Hilaire-le-Château. Il y en a un qui est devenu médecin à Soissons après la guerre. On était du même âge. Il a fait ses études après et est devenu un médecin à l’hôpital de Soissons.

– Ressentiez-vous une menace permanente ?

– Il y avait quand même des gendarmes bienveillants. La gendarmerie était à Pontarion (à 5 km). Le brigadier était un peu sec, le sous-brigadier était une peau de vache [était-ce Magnolle qu’évoquait Henri Wolf dans son témoignage précité ?], mais ses hommes étaient très gentils. Quand il y avait des risques de rafle ou d’arrestation, car les Allemands se trouvaient à Guéret, la préfecture de la Creuse (environ à 25 km), les gendarmes montaient à bicyclette de Pontarion aux Combes et disaient : « Écoutez, cachez vos fils (parce que c’était toujours les fils, les garçons, qui étaient plus ciblés) ». Mes deux frères allaient alors dormir dans une grange de monsieur Tallaron, un fermier. Ils passaient la nuit dans la paille. Mes frères prenaient ça un peu à la rigolade. Je ne sais pas si on se rendait bien compte du danger, nous les jeunes. Je ne pense pas. Je ne me souviens pas avoir eu peur. Par contre, j’ai commencé à avoir eu très peur quand Charles a rejoint la Résistance, exactement le 5 juin 1944. A partir de ce moment-là j’ai commencé à avoir peur. Jean, juste après, a suivi. Et lui, il était casse-cou. Il avait un vélo et transportait des grenades dans un panier. C’était fou ! Comme vous savez, mon frère Jean était un aventurier.

– Dans son livre, Jean raconta sa rencontre avec un républicain espagnol, un ancien de la guerre civile, appelé Bravo, qui se trouvait dans le maquis de la Creuse, et relata quelques coups de main. Je le cite :

Parmi ceux-ci, il y a Bravo, un ancien de la guerre d’Espagne qui se prend d’amitié pour moi. Au revolver, il tire aussi bien de la main gauche que de la main droite et ne rate jamais son but. Au poignard, il est extraordinaire : d’une distance de quarante mètres, il envoie invariablement sa lame au cœur de la cible choisie. Il m’apprend à lancer et, trois mois plus tard, ma précision sera presque égale à la sienne. Il m’enseigne aussi la guérilla. Sur le vif, au cours d’embuscades, de coups de main, d’expéditions punitives à Sardent, Bourganeuf, Guéret, d’où nous revenons victorieux, chargés d’armes et de vivres[6].

– Deux pages plus loin, intertitrées « 5 juin 1944, dans une ferme abandonnée entre Sardent et Pontarion », je lis :

Une colonne blindée forte de cinq ou six cents hommes progressait vers Pontarion. Inévitablement, le lieutenant Mounier et ses hommes actuellement à Sardent allaient tomber sur elle en rentrant à Saint-Hilaire-le-Château. Fourton et moi, par les chemins de montagne et les bois, fonçons à leur rencontre. En moins d’une heure, nous atteignons la départementale et nous nous postons sur un talus, priant que nos amis ne soient pas encore passés. Bruit de moto venant de Sardent, tranquille, presque paisible ; bruit de deux side-cars, rageurs, venant de Pontarion. Je saute sur la chaussée. Mounier s’arrête. Bravo à l’arrière : « Qu’est-ce que tu fous là ? » La première rafale de mitraillette lui répond. Nous bondissons sur le talus. Je sais qu’il y a une ferme abandonnée, derrière nous, à une centaine de mètre. « A la ferme ! ». Mounier qui souffre de rhumatismes –  c’est un ancien de 14-18 – peine pour nous suivre. Nous grimpons au grenier. Les mitraillettes des Allemands balayent la ferme. D’un seul coup de son 45, Bravo descend le plus proche. J’atteins le mien à la tête. « Raus ! » – les deux suivants débusquent Mounier de sa précaire cachette, au-dessous de nous. J’empoigne une fourche. Bravo lance son couteau. Il se plante dans la gorge du nazi qui malmène Mounier. Son camarade tire sur Mounier qui, dans un réflexe, se jette au sol. Je plonge du grenier fourche en avant. Elle traverse de part en part la poitrine du dernier des quatre et le cloue au sol[7].

– Oui, possible. Mais c’est Charles qui s’est d’abord engagé, suivi de Jean. Pour revenir à cette peur, c’est surtout quand il y a eu le massacre d’Oradour-sur-Glane [10 juin 1944] qui n’était pas très loin [environ 80 km à l’ouest des Combes]. La route qui passait en bas des Combes, car ce hameau était en hauteur, il y avait une cote pour y accéder. Elle descendait donc sur une route départementale où passa un bataillon de la division SS Das Reich.  Je me souviens bien, c’était le 9 juin 1944. Un monsieur, il s’appelait Fourton [voir extrait ci-dessus] et, me semble-t-il, était forgeron. Il avait sa maison qui donnait sur cette route départementale. Ma mère se trouvait là à ce moment. Les SS arrivèrent, s’arrêtèrent devant cette maison. Ils voulaient boire les gars. Ils demandèrent de l’eau. Monsieur Fourton leur en apporta. Ma mère était là, terrorisée. Puis ils partirent vite, pressés de rejoindre Guéret. Le lendemain il perpétrèrent le massacre d’Oradour pour se venger des attaques subies par les maquisards[8].

– Pauline, nous avons quitté votre père Moïse Contenté lors de votre fuite vers la zone libre l’été 42, préférant vous mettre à l’abris et voir ce qu’il adviendra. Je sais par les archives des rapports de Gendarmerie de l’époque qu’il fut embauché dans le bar de la Civette à Soissons jusqu’en octobre 1943[9] avant que les autorités perdent sa trace. Que savez-vous du sort de votre père dans ces années 43-44 ?

– Notre père, depuis Soissons, a pu se réfugier dans l’Aveyron. Le patron de la Civette était originaire de là-bas. Monsieur Florisse je crois. C’était déjà un monsieur assez âgé. Il a emmené mon père : « Il ne faut pas rester là ! ». C’était en 1943. Il s’est donc retrouvé là-bas, dans le maquis de l’Aveyron. On s’est retrouvé après, en 1945 ou fin 44, je ne sais plus.

– Savait-il où vous étiez ?

– Ah oui, il est venu nous voir une fois dans la Creuse.

– Il ne pouvait pas rester avec vous ?

– Non. Ne valait mieux pas. C’était trop risqué !

             Je m’empressais de me rendre aux archives du Service Historique de la Défense au château de Vincennes pour consulter le dossier de son père[10] puisqu’il était homologué comme Résistant après la guerre. Je pouvais ainsi m’y pencher pour en savoir un peu plus sur son parcours et ses activités dans l’Aveyron.

             Octobre 1943, Moïse Contenté, 43 ans, se réfugia à Sauveterre-de-Rouergue dans le pays des cents vallées, au cœur du Ségala. Dès son arrivée, il entra en contact avec trois camarades de la commune, Pierre Ledain, Paul Carles (boulanger de Sauveterre) et Roger Blanquié (boucher). Moïse Contenté, alias « Maurice », constitua avec eux un maquis à Sauveterre.

           Le maréchal des logis-chef Farsac, chef de la brigade de gendarmerie de Rieupeyroux (20 km au nord-ouest de Sauveterre) et Résistant, connaissait la situation et le parcours de Moïse. Il avait toute confiance en ce juif de Soissons. Grâce aux appuis du gendarme, « Maurice » participa en janvier 1944 à l’organisation du maquis d’Antoine Pech alias « Antoine » à Villelongue (7 km au sud-est de Sauveterre) ; un des groupes maquisards commandés par le colonel Veny[11]. Après avoir participé à plusieurs opérations de parachutages et de combats contre les troupes allemandes cantonnées à Rodez, Moïse Contenté fut affecté comme infirmier dans un hôpital à Rieupeyroux à partir du 8 août 1944 puis, à partir du 30 août, à l’hôpital Sainte-Claire à Villefranche-de-Rouergue au grade de Sergent-chef.

            Revenons sur Soissons, été 44. Que restait-il des jeunes copains de la rue Richebourg ? Samuel Biegacz avait été arrêté deux ans plus tôt. Plus de nouvelles. Et de nouvelles, il n’y en eut plus jamais. Ces parents, embarqués par les gendarmes, l’avaient rejoint en juillet 42 à Drancy. D’eux non plus, nulles traces. Le petit frère Bernard Biegacz s’était terré avec sa cousine Rachel Glas, son oncle et sa tante. Le policier Charles Létoffé leur servit de vigile à la moindre menace d’arrestation. Ils survécurent jusqu’à la Libération. Charles et Jean Contenté ont pris le maquis creusois. Leur maman et leur petite sœur Pauline se rongeaient alors d’angoisse aux Combes, près de Saint-Hilaire-le-Château. Quant à leur père, nous venons de le voir, il combattit dans l’Aveyron.

Noussen et Lisa Otchakowski à Soissons chapeliers

Noussen et Lisa Otchakowski, chapeliers à Soissons avant 1940. [Collection particulière]

Rue Richebourg, au numéro 20, survivait miraculeusement ce vieux couple juif, les Otchakowski, épargnés des arrestations depuis deux ans car alités et intransportables jusqu’à cette fin juillet 44. Le Reich s’écroulait à l’Ouest, à l’Est, sur tous les fronts, mais sa rage antisémite et sanguinaire tint à n’épargner aucun juif dans leur folie meurtrière. C’était le samedi 29 juillet 1944. Ce jour-là, Noussen et Lisa Otchakowski étaient en compagnie de deux de leurs petites-filles : Zina, qui venait de fêter ses 21 ans deux jours plus tôt, la copine des jeunes Biegacz et Contenté, elle était alors la petite amie de Samuel Biegacz ; et sa sœur Nadia, 15 ans. La gestapo débarqua à leur domicile sans ménagement et les emmenèrent, tous les quatre, au commissariat de police de Soissons. Ils y furent enfermés quatre jours, coupés de tout contact extérieur. Heureusement, un des agents, encore le policier Charles Létoffé, se chargea de transmettre une lettre griffonnée par Noussen Otchakowski et destinée à son gendre Zacharie, père de Zina et Nadia, vivant à Paris. Il l’informa de leur situation et de leur transfert imminent vers Drancy. Le 2 août, ils furent effectivement transférés dans la cité de la Muette. Le cahier des entrées du camp le prouve.

Extrait cahier mutations drancy 2 aout 44 Otchakowski et Hararov

Cahier des entrées au camp de Drancy, extrait de la page du 2 août 1944. [Archives du Mémorial de la Shoah]

             Informé par le gardien de la paix Létoffé, Zacharie Habarov se présenta au camp munit d’un certificat de baptême prouvant qu’il n’était pas juif, ce qui était vrai car né russe de confession chrétienne malgré son mariage mixte. Il réussit à faire sortir ses deux filles de Drancy le jour de leur arrivée. Quant à Noussen et Lisa Otchakowski, respectivement, 64 et 65 ans, ils restèrent internés à Drancy. Ils durent leur salut aux départs des SS du camp deux semaines plus tard à l’approche des Alliés. Les nazis n’avaient plus de convoi disponible pour un ultime transport vers les camps d’extermination, à part ce dernier train qui partit de Drancy avec leur chef SS, Aloïs Brunner, embarquant 51 juifs otages dans un wagon plombé vers Buchenwald.

Notes :

[1] Michel Laffite. L’UGIF face aux mesures antisémites en 1942. In Les Cahiers de la Shoah, n°9. 2007 : « On connaît, depuis l’ouvrage de Léon Poliakov L’Étoile jaune, paru en 1949, les conditions de fabrication de l’insigne. Dès le 4 mai 1942, Louis Bouelle, le directeur des établissements Barbet, Massin et Popelin, situés au 3 rue Saint-Fiacre à Paris, tient à la disposition de Dannecker 5 000 m2 de tissu ». [En ligne] https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-la-shoah-2007-1-page-123.htm

[2] Jean Contenté. L’Aigle des Caraïbes. (Récit recueilli par Robert Vergnes) Ed. Robert Laffont, collection « Vécu », Paris, 1978. p.9

[3] Stéphane Amélineau. La Shoah en Soissonnais : Journal de bord d’un itinéraire de Mémoire. Ed. Fondation pour la Mémoire de la Shoah/Le Manuscrit. Collection « Témoignages de la Shoah », Paris, 2017. p.101

[4] Jean Contenté. L’Aigle des Caraïbes. (Récit recueilli par Robert Vergnes) Ed. Robert Laffont, collection « Vécu », Paris, 1978. p.10

[5] Henri Wolf, Enoch de son prénom polonais né à Strykov en 1925. C’était le neveu de Golda Spiczak. Sa mère se nommait Régine Wolf, née Spiczak. Après la guerre, Henri donna le prénom de sa mère à sa fille.

[6] Jean Contenté. L’Aigle des Caraïbes. Ed. Robert Laffont, coll. « Vécu ». Paris, 1978. p.11.

[7] Jean Contenté. L’Aigle des Caraïbes. Ed. Robert Laffont, coll. « Vécu ». Paris, 1978. p.13.

[8] Le 9 juin 19444 il y eut effectivement une incursion de la Das Reich entre Bourganeuf et Guéret (D940). Pour en savoir plus, j’invite les lecteurs à consulter l’extrait tiré du livre de Max Hastings. La Division Das Reich. Ed. Taillandier Texto, 2014, [en ligne] http://www.tracesdhistoire.fr/resources/DIGEST+DAS+REICH+R1.pdf

[9] Déposition de Mlle Reine Gueriand, 33 ans, du 28 mars 1944, alors gérante de la Civette (rue du commerce à Soissons) à cette date. Archives Départementales de l’Aisne.

[10] Service Historique de la Défnce, Vincennes. Cote :  GR 16 P 140998

[11] Blog très documenté, sources citées, sur la résistance dans l’Aveyron : L’Aveyron et la Résistance. Le Maquis Antoine, un « maquis Veny » [En ligne] http://club.quomodo.com/aveyronresistance/maquis-antoine-.html

 

A propos Stéphane Amélineau

Professeur documentaliste : Lycée ITG Val-de-Beauté à Joinville-le-Pont (94 - Val-de-Marne) de 1994 à 2001. Lycée Françoise Cabrini à Noisy-le-Grand (93 - Seine-Saint-Denis) de 2001 à 2007. Lycée de Saint-Rémy à Soissons (02- Aisne) de 2007 à 2018. Collège-Lycée Saint-Joseph à Château-Thierry (02 - Aisne) depuis 2018.
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