Décrire mon admiration pour Serge Klarsfeld serait un doux euphémisme ! Autant le chasseur de nazis que le patient chercheur depuis une quarantaine d’années à redonner une corporéité aux 76 000 juifs déportés de France me confondent d’ébahissement. Et si mes itinéraires de Mémoire ne sont que des gouttes d’eau dans son parcours fleuve, je n’en menais pas large lorsque je me dirigeais chez lui, en cet après-midi du 18 juillet 2017.
Plus je m’approchais de la station de métro Miromesnil, dans le 8è arrondissement, à l’angle de l’avenue Percier (siège de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah) et de la rue de La Boétie (domicile de monsieur et madame Klarsfeld), plus mon estomac se contractait. Je sortais de la station comme on entre dans un rêve éveillé : « Dans quelques minutes, je vais revoir un homme que j’admire tellement ». Mais avant, je passais à la Fondation pour venir chercher Philippe Weyl, ami de Serge Klarsfeld et responsable de la collection qui m’a édité. Je tenais à ce qu’il m’accompagne pour me sentir moins seul et couvrir ma timidité. Il prit son appareil photo en bandoulière et en quelques pas, nous nous retrouvions dans la cour intérieure que j’avais foulé une première fois, il y a cinq ans, quand j’entamais mes premiers pas de recherche sur la Shoah en Soissonnais.
Heureusement que Philippe était là car lorsque nous avons sonné au carillon de l’avocat de la rue de La Boétie, j’avais l’estomac noué serré. La porte s’ouvrit et Serge Klarsfeld effaça mon appréhension infondée par un sourire chaleureux de bienvenue. Il nous fit pénétrer d’abord dans son vestibule encombré de livres, de dossiers, avant de nous installer dans son bureau qui ressemble davantage à un Musée, tout aussi encombré d’archives ; les murs blancs couverts de cadres ou de tableaux évoquant des souvenirs qui n’appartiennent qu’à son histoire, ou encore ce plan détaillé d’Auschwitz II Birkenau d’au moins un mètre sur deux. Nous nous asseyons face à lui, séparés par un immense bureau dont je ne pourrais dire de quel bois est-il fait, tant de dossiers et de livres le recouvrent. Un des ouvrages qui ne peut échapper à notre regard, de par son volume exceptionnel : le Mémorial de la Déportation des Juifs de France (édition 2012) d’où dépasse une multitude de post-it pour les corrections à apporter lors de la prochaine édition.
Nous évoquons mes travaux sur la Shoah en Soissonnais. Il m’interroge. Je lui réponds que cette histoire locale m’a fait découvrir tout l’éventail perfide de la persécution des Juifs de France, en fonction de leurs statuts (femme ou enfants de prisonniers de guerre juifs) ou de leurs nationalités qu’impacte le contexte politique du Reich suivant les circonstances entre 1940 et 1944 avec les pays belligérants, neutres ou alliés (Polonais, Russes, Allemands, apatrides, Roumains, Turcs, Français, etc.). Elle a provoqué, pour cette trentaine d’innocents déportés évoquée dans mon livre, des parcours distincts mais qui les menèrent tous à les soustraire de la surface du monde. Sans oublier la grande majorité de la société civile française du Soissonnais, du policier au domestique, de l’institutrice au commis, qui a sauvé et caché des Juifs des convois de la mort.
Mon seul grand regret est de n’avoir pu trouver à ce jour deux photographies de Nelly Gochperg (3 ans) et de son frère Alain (10 ans), déportés dans le convoi n°67 du 3 février 1944 avec leur maman, pour apporter ma pierre à l’édifice photographique du Mémorial des enfants juifs déportés de France auquel Serge Klarsfeld voue une grande partie de sa vie.
Aussi, je fais appel aux lecteurs de cet article qui seraient liés à la famille Gochperg-Khaïkine de Soissons. Ils vivaient au 41 avenue de Coucy jusqu’aux rafles de 1942 et 1944. N’hésitez pas à me contacter ou contacter l’Association les Fils et Filles des Déportés Juifs de France afin de mettre un visage sur ces deux enfants.
Serge Klarsfeld eut l’aimable gentillesse de me faire une dédicace de mon livre. Lorsque je la lis, il m’envoya cette fois-ci, non pas dans un temps sombre, mais dans un espace où ma joie chatouillait ma fierté d’avoir été très loin dans mes investigations mémorielles.
En arrivant chez Serge Klarsfeld, j’avais des montagnes de question à lui poser mais je m’étais efforcé à n’en retenir que trois pour ne pas abuser de sa disponibilité :
1°) Je voulais lui faire part d’une interrogation que je me pose concernant la grand-mère paternelle juive d’un ami qui a été arrêtée en avril 1942 à Paris, déportée ensuite de Drancy dans le convoi n°21 du 19 août 1942. Pâques 42, les femmes n’étaient pas encore arrêtées dans le cadre des rafles qui surviennent l’été suivant, surtout dans la capitale avec le Vel ’d’hiv’. Alors pourquoi avait-elle été arrêtée du haut de ses 34 ans ? Mon mentor m’expliqua tous les champs du possible : non-respect d’une ordonnance ? (peut-être le non-respect du couvre-feu, mais pas le port de l’étoile puisqu’il s’imposa en juin 1942) Une dénonciation ? A cause d’un trafic quelconque ? Je dois avant tout m’orienter dans les archives du camp des Tourelles, près de la Porte des Lilas, lieu des femmes juives internées avant les grandes rafles de la mi-juillet 42 qui les conduisirent dans les camps de Drancy ou du Loiret. Ainsi j’espère retrouver des traces de Lotte Heftler, née Süss à Gotha en Allemagne.
2°) Lors de ma lecture des Mémoires de Serge et Beate Klarsfeld parues récemment, j’avais surligné le fait qu’Arno, le père de Serge, s’était engagé comme Jacques Ehrenkranz – le sujet biographique de mon prochain livre, et papa de Lisette (cf. chapitre 44 de mon livre et articles de ce blog :https://itinerairesdememoire.com/2016/12/29/lettres-a-lisette-lettre-une/ ) – parmi les 2800 volontaires du 22è Régiment de Marche de Volontaires Étrangers et qu’ensemble, ils avaient combattu dans les violents affrontements au sud de Péronne (Somme), début juin 1940. Je lui demandais si, comme moi, il avait consulté les archives du Service Historique de la Défense à Vincennes. Plus loin que çà, il m’invita à me rendre aux archives du Centre de Documentation Juive Contemporaine où il déposa, il y a un an, un fonds d’archives qu’il ramena d’outre-Rhin et qui relate ces combats, mais du côté allemand. J’en prenais évidemment acte.
3°) Enfin, je me renseignais sur l’avancement de ses recherches sur les convois n°50 et 51 (4 et 6 mars 1943) qu’il entreprend depuis quelques mois. La particularité de ces deux convois est qu’ils déportèrent des hommes juifs d’origine étrangère, suite à une grande rafle de 2000 individus en représailles d’un attentat commis le 13 février 1943 contre deux officiers de la Luftwaffe à Paris. Auschwitz-Birkenau étant saturé, ces deux convois furent destinés vers Majdanek et Sobibor. La trajectoire finale de ces deux convois reste lacunaire, contradictoire, incertaine. Cette question interroge Serge Klarsfeld, comme elle m’interroge, et que dire des interrogations de deux enfants de déportés du convoi n°51 (Pierre et Catherine) qui m’ont contacté lors de la parution de mon article dans ce blog à propos d’un personnage de mon livre, l’oncle Martin, lui aussi déporté dans ce transport (cf. https://itinerairesdememoire.com/2016/07/22/sur-les-traces-du-convoi-n51-du-6-mars-1943-drancy-sobibor-majdanek/). Serge Klarsfeld me répondit dans un soupir de dépit qui accompagna son doigt pointé vers la valise de documentation sur ce sujet qui se trouvait derrière son bureau, comme s’il implorait le temps d’être plus élastique afin de s’y consacrer pleinement.
Tout à coup, son épouse, Beate Klarsfeld, nous rejoignit. J’étais tellement heureux de la rencontrer et de lui serrer la main, cette main qui gifla Kurt Kiesinger en 1968, ancien haut dignitaire nazi dans le service de propagande de Joseph Goebbels, et qui voulait devenir chancelier de la RFA. Mais cette femme ne se résume pas à ce fait qui eut un retentissement mondial, ce serait beaucoup trop réducteur. Comme un héros de mes lectures juvéniles, j’aurais surement aimé être un Obélix de la Mémoire pour mettre des baffes aux nazis.
Tout est passé, très vite, trop vite mais je retiens chaque minute de notre rendez-vous.
Quel que soit leur combat ou leur champ de bataille, nous avons (moi le premier) tendance à statufier des Héros en oubliant que ce sont avant tout et simplement des femmes et des hommes, si Grands soient-ils. Si la gentillesse et la simplicité avaient un visage, ce serait ces deux personnalités, trait pour trait, qui m’encadrent sur la photographie ci-dessous :
Ping : Les copains de la rue Richebourg (Soissons) | itinéraires de Mémoire sur la Shoah