Suzanne Goldsztajn, une jeune fille juive échappée de la traque du 4 janvier 1944 à Soissons.
Avant-Propos :
Depuis plus de 10 ans que je travaille sur ces persécutions à Soissons pendant la Shoah, une question sur la tragédie du 15 rue Saint-Quentin m’interroge encore aujourd’hui (ou me hante comme tout chercheur sans réponse) : comment la jeune Suzanne Goldsztajn, la cousine de Maurice Wajsfelner, a-t-elle pu échapper ce jour-là aux griffes des limiers ?
L’article écrit ci-dessous est aussi un appel à témoignage auprès des descendants des familles Wajsfelner, Goldsztajn et Mendelson qui vécurent à Soissons, à Paris et en Belgique pendant la Shoah.
Lors de conférences que je donne auprès d’élèves de mon académie d’Amiens, lorsque je raconte l’histoire des Wajsfelner et évoque la cousine Suzanne, certains me posent cette incontournable question : « Comment Suzanne s’est échappée ? ». Je réponds dans un soupir d’impuissance : « Je ne sais toujours pas ! ». Seule consolation pour ces élèves et moi-même, la petite rouquine a survécu.

[Source : Dominique Natanson La Mémoire juive en Soissonnais, 1992, Association Mémoires].
Récit :
C’était un jour d’hiver, froid comme le cœur des hommes du Sipo-SD installés à Saint-Quentin dans l’Aisne. Ces policiers allemands sillonnèrent les routes de Picardie dans leurs camions à plateau ou leurs tractions-avants pour débusquer des Juifs de tout âge dans les villes et villages. Cette opération demanda également le concours de la gendarmerie ou de la police française. Dans l’après-midi du 4 janvier 1944, à Soissons, ces hommes frappèrent aux portes des domiciles suspectés d’appartenir à des Juifs ou pénétrèrent dans des classes d’écoles.
Dans le quartier de la rue Saint-Quentin à Soissons, tout le monde savait qu’au second étage de l’immeuble du n°15 vivaient un jeune garçon juif de dix ans avec sa tante Chaja et sa jeune cousine Suzanne. Il s’appelait Maurice Wajsfelner. Depuis un an et demi et l’arrestation de ses parents et de son grand frère Charles, il n’avait plus de nouvelle depuis la dernière carte envoyée de Drancy le 28 juillet 1942 avant de partir vers une « destination inconnue ». Avec Suzanne et sa tante Chaja, une des sœurs de son papa, ils vivaient entre la crainte d’une arrestation et la confiance d’un voisinage qui aidait comme il pouvait. Mais ce mardi 4 janvier 1944, la Nuit allait recouvrir en plein jour la vie de cette famille déjà meurtrie par le long silence d’un père, d’une mère, d’un frère et l’angoisse d’une dénonciation. Comme à l’été 42, le cauchemar se répétait. Cette fois les occupants et leurs collaborateurs n’épargnèrent plus les enfants portant l’étoile ni les plus petits sans insigne, parce que Juifs.
On frappa à la porte de l’appartement. Un Soissonnais aurait indiqué l’adresse aux Feldgendarmes[1] armés jusqu’aux dents, sanglés dans leur uniforme d’hiver, zélés dans leurs traques à remplir leurs sinistres convois.
Le lendemain, le commissaire de police de Soissons informa le sous-préfet que huit juifs étaient internés à la maison d’arrêt de la ville. Fernand Levy, un monsieur de soixante-sept ans résidant à Acy ; le couple Cahen, Paul et Fernande de la rue du Collège ; madame Gochperg de l’avenue de Coucy, arrêtée avec ses deux enfants, Albert huit ans et Nelly trois ans ; et enfin Chaja Goldsztajn ainsi que son neveu Maurice Wajsfelner. Tous seront assassinés, un mois plus tard, le 6 février 1944, dans les chambres à gaz de Birkenau.
Depuis plus de 10 ans que je travaille sur ces persécutions pendant la Shoah à Soissons, une question sur la tragédie du 15 rue Saint-Quentin m’interroge encore aujourd’hui : comment la jeune Suzanne Goldsztajn, la cousine de Maurice, a pu échapper ce jour-là aux griffes des limiers ? Avait-elle connu un dénouement similaire que celui de Marie-Claude Cahen, 14 ans, alors à l’école, alertée de la traque des Allemands dans la ville et bénéficiant de la solidarité de professeurs pour la cacher ?[2] C’est probable et quelques informations recoupées semblent le confirmer.
Bien après la guerre, Suzanne légua des photographies sur les membres de sa famille qui ont péri en déportation au centre de documentation du Mémorial de la Shoah à Paris et quelques lignes de témoignages en 1999 auprès du Yad Vashem de Jérusalem. Elle s’appelait désormais Suzanne Charak et vivait au Brésil. Ces derniers éléments arrivés à ma connaissance et avec des recoupements en replongeant dans mes archives sur l’histoire des Wajsfelner me permettent aujourd’hui (février 2021) d’approcher la réponse sans avoir encore les détails. Elles corrigent ou complètent des faits pendant les heures sombres de ces années irréparables pour cette famille.
![Jankiel, Bella et Charles Wajsfelner. Non datée, probablement après leur arrivée en France en 1930-1931.
[Source : Yad Vashem, collection Suzanne Charak].](https://itinerairesdememoire.files.wordpress.com/2021/03/charles-avec-jankiel-et-bella-fonds-yv.jpg?w=904)
[Source : Yad Vashem, collection Suzanne Charak].
Revenons en 1930. Jankiel Wajsfelner, né en 1899 à Krępice, en Pologne, arrivait en France et fit venir en 1931 son épouse, Bella, née en 1900 à Grodno, et leur premier fils, Charles, alors âgé de six ans. Après un bref séjour à Saint-Quentin[3], ils s’installèrent à Crouy avec la naissance en 1933 de Maurice, puis rue Saint-Quentin à Soissons, juste avant la guerre.
Quatre sœurs de Jankiel avaient aussi quitté leur Pologne natale. Deux poussèrent leur exil jusqu’en Amérique du Sud, au Brésil. Les deux autres, sa sœur Chaja Wajsfelner, épouse d’Abraham Goldsztajn, s’établit avec son mari à Paris. Quant à la quatrième, (prénom qui m’est inconnu) Wajsfelner, épouse de Mendelson [4], posa ses bagages à Charleroi en Belgique. Ils ont une fille prénommée Rosa.
![Chaja (née Wajsfelner), Abraham Goldsztajn et leur fille Suzanne, vers 1937-38
[Source : Mémorial de la Shoah, cote MXII_20986, coll. Suzanne Charak]](https://itinerairesdememoire.files.wordpress.com/2021/03/mxii_20986.jpg?w=1024)
[Source : Mémorial de la Shoah, cote MXII_20986, coll. Suzanne Charak, reproduction interdite]

Maurice Wajsfelner et sa cousine Suzanne vers 1938-39 à Soissons.
[Source : Mémorial de la Shoah, cote MXII_20982, coll. Suzanne Charak, reproduction interdite]
Avant la guerre, les deux sœurs avec leur époux aimaient venir en vacances chez leur frère Jankiel à Crouy ou à Soissons. Rosa et Suzanne en profitaient pour s’amuser auprès de leurs cousins Charles et Maurice.
Comme son beau-frère Jankiel Wajsfelner, Abraham Goldsztajn s’était engagé dans la Légion étrangère [5] de l’armée française après la déclaration de guerre à l’Allemagne nazie en 1939. L’un et l’autre échappèrent à l’encerclement des forces allemandes en juin 1940 et furent démobilisés avant d’affronter les premières mesures antijuives des occupants et du régime de Vichy. Abraham, Chaja et leur petite Suzanne (née en 1935 ou 1936) habitaient 33, rue de Pali Kao dans le 20e arrondissement parisien. Lorsqu’Abraham fut arrêté et déporté dans le convoi n°2 du 5 juin 1942, Chaja, sans ressources, emmena sa fille se réfugier chez son frère dans l’appartement de Soissons avec l’espoir d’être davantage en sécurité dans cette petite ville de province que dans la capitale où depuis mai 1941 des milliers d’hommes juifs, apatrides ou d’origines polonaises, avaient été arrêtés par la police française. L’illusion fut de courte durée. La solution finale de la question juive en France était enclenchée à partir de la mi-juillet 1942 à Paris et dans les provinces la zone occupée.
Le jour n’était pas encore levé ce lundi 20 juillet quand deux gendarmes de Soissons se dirigèrent avec leur liste à la main au domicile des Wajsfelner. Croyant qu’on venait juste arrêter les hommes, Jankiel se précipita chez sa voisine de palier au deuxième étage de l’immeuble, madame Choquet, afin de s’enfuir par les toits. Lorsque les gendarmes pénétrèrent dans l’appartement, ils trouvèrent figés dans l’effroi Belja Wajsfelner, son fils Maurice, sa belle-sœur Chaja et sa nièce Suzanne. Charles, son fils aîné, était absent, et sa mère ne révéla pas qu’il était à Crouy chez des amis. Les deux gendarmes respectèrent stricto sensu les ordres reçus : embarquer uniquement les personnes inscrites sur leur liste. Pour le 15 rue de Saint-Quentin, il y était écrit : Jankiel, Bella et Charles Wajsfelner. Ils emmenèrent donc la maman de Maurice. Ce dernier resta, car ils ne prenaient pas encore les enfants de moins de 18 ans, avec sa tante et sa cousine qui n’étaient pas non plus sur cette maudite liste.

[Source : collection particulière Stéphane Amélineau, reproduction interdite]
Le lendemain, Jankiel et Charles se rendirent aux gendarmes pour ne pas abandonner Bella. Ils la retrouvèrent au camp de Drancy le 22 juillet avant d’être déportés ensemble dans le convoi numéro 12 du 29 juillet 1942. La boulangère et amie, madame Salvage, dont la boutique jouxtait l’immeuble, reçut la dernière carte écrite par Charles la veille de leur départ vers « une destination inconnue » avec ce passage : « Je vous remercie encore une fois de tous ce que vous pourrez faire pour ma tante, sa fille et mon petit frère. Je salue très cordialement votre famille en attendant de vous remercier tout ça de près ». Ils ne revinrent jamais…
Ce que nous savons du sort de Jankiel et Charles, à partir des archives du musée d’État d’Auschwitz, c’est que tous les hommes de ce convoi (280) furent sélectionnés pour entrer comme Häftling dans l’enfer d’Auschwitz I Stammlager et qu’ils survécurent au moins jusqu’au 19 août 1942. Jankiel a-t-il retrouvé son beau-frère Abraham Goldsztajn, entré par le portail Arbeit macht frei le 4 juin 1942 ? Ce n’est pas impossible. Si c’est le cas, Jankiel et Charles ont dû retrouver leur proche très affaibli. Ce dernier périt dans le camp le 14 août 1942. Sur son avant-bras gauche, où son corps gisait dans le Leichenhalle du block 28, avait été tatoué le n°38515. Jankiel et Charles avaient reçu un numéro de la série des 54000.
A Soissons, Chaja s’occupa au mieux de Maurice et de Suzanne, grâce à l’aide de voisins et de la boulangère. Munis de leur « étoile », les enfants se rendaient à l’école. L’année 1943, dans la ville, n’avait vu aucune descente de la police ou de la gendarmerie pour arrêter des Juifs. Un répit tout relatif jusqu’à ce 4 janvier 1944.
Suzanne, où étais-tu quand les nazis ont pris ta maman et ton cousin ? Qui t’a sauvé ? Quelles âmes généreuses t’ont cachée jusqu’à la Libération ?
Aujourd’hui, je n’ai que ce témoignage succinct dans les archives du Mémorial : « elle échappa aux arrestations ». Ou encore ces mots prononcés par sa cousine Rosa Mendelson en 1998[6] : « Ma cousine rouquine, c’est sûr elle n’a pas été déportée et elle a été cachée mais je ne sais pas par qui. Moi je crois qu’elle a été cachée ici à Soissons, soit dans un collège, soit dans un orphelinat. Je ne sais pas comment ma mère a pu la retrouver ».
L’histoire de Rosa, de son père et de sa mère, autre sœur de Jankiel Wajsfelner, est un autre chapitre sombre de la tragédie des hommes pendant la Shoah. Seule luciole d’espoir contre l’oubli, elle survécut avec sa maman. Un long périple de la Belgique en 1940 à la Belgique en 1944, en fuite perpétuelle depuis le début de l’offensive allemande le 10 mai 1940 sur les routes de France. Celle-ci une fois occupée, ils subirent l’angoisse d’un peuple indésirable entre internements dans les camps de la honte du régime de Vichy et évasions, entre traque et cachettes, entre pièges et mains tendues. Le couple et leur fille Mendelson, arrêtés, passèrent deux années par les camps de Pithiviers dans le Loiret, d’Agde dans l’Hérault et de Rivesaltes près de Perpignan. De ce dernier camp, ils s’enfuirent une première fois avant d’être repris. D’un des neufs convois de Rivesaltes dirigés vers Drancy entre août et septembre 1942, ils purent à nouveau s’échapper mais le père fut rattrapé, exhortant sa femme et sa fille de continuer à fuir.Interné le 7 septembre à Drancy, il partit dans le convoi n°32 du 14 septembre 1942. Il s’appelait Lazyja Mendelson né le 20 février 1895 à Glasnow[7].
La mère de Rosa, n’avait qu’une idée en tête, remonter à Soissons rejoindre son frère. Après un incroyable et long périple, entre chemins et petites routes, se déplaçant de nuit, se cachant le jour dans les bois, quelques argents cousus dans la doublure de leurs vêtements, ils atteignirent enfin Soissons début 1944. Elles trouvèrent l’appartement de la rue Saint-Quentin vide, tous déportés. Elles décidèrent de revenir en Belgique et réussirent à se cacher dans des clochers à Charleroi ou chez des habitants sûrs, grâce à la protection d’un abbé.
Juste après la guerre, la mère de Rosa put retrouver et recueillir sa nièce Suzanne. En 1948 elle l’accompagna au Brésil la jeune rouquine rejoindre ses deux autres tantes. Suzanne l’orpheline vécut ensuite sa vie dans le pays aux bois de braise que Stefan Zweig définissait comme terre d’avenir.

[Source : Mémorial de la Shoah, cote MXII_20984, coll. Suzanne Charak, reproduction interdite]
Je ne sais donc ce qu’est devenue Suzanne, espérant que la paix et le bonheur aient pu donner de la sève à sa vie après son enfance meurtrie. Ce qui est sûre, c’est qu’elle emporta outre-Atlantique la plupart des photos diffusées dans cet article afin de conserver le visage et la mémoire de ses parents et proches disparus.
A Suzanne et Rosa en espérant que la santé leur prête longue vie. A leurs enfants et descendants dont j’espère un jour être en relation. A Dominique Natanson qui a posé les premières pierres de l’édifice mémoriel des familles Wajsfelner, Goldsztajn et Mendelson.
Notes :
[1] D’après le témoignage de madame Choquet, voisine des Wajsfelner.
[2] https://itinerairesdememoire.com/2016/02/05/ca-mest-restee-tellement-dans-ma-tete-cette-histoire/
[3] D’après le témoignage de Rosa Mendelson donnée en 1998 dans un collège de Soissons, cousine de Maurice et Suzanne.
[4] Il faudrait faire des recherches plus poussées mais un certain Lazyja MENDELSON né(e) le 20/02/1895 à GLASNOW, déporté(e) par le convoi n° 32 au départ de Drancy le 14/09/1942. Possible que ce soit le père de Rose MENDELSON, cousine de Maurice, Charles et Suzanne, mais c’est à vérifier…
[5] https://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr/fr/ark:/40699/m0054caa77105d68
[6] Rosa Mendelson témoigna devant des collégiens de Soissons et leur professeur d’histoire Dominique Natanson qui enquêtait sur l’histoire de la famille Wajsfelner.
[7] D’après mes recherches mais cela reste encore à confirmer. Des recoupements entre le témoignage en 1998 de Rosa Mendelson, qui ne cite pas les prénoms de sa mère et de son père, et les archives du Mémorial de la Shoah, me laisse penser que c’était bien l’identité de son père.
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