Entretien avec Lucienne Lobry-Debruyère sur le sauvetage de Marie-Claude Cahen en janvier 1944 au collège de Jeunes Filles à Soissons.
Le chapitre que je consacre dans mon livre sur l’arrestation de Paul et Fernande Cahen au 21-23 rue du collège à Soissons, ainsi que le sauvetage in extremis de leur plus jeune fille, Marie-Claude née en 1930, grâce à une chaîne de solidarité, proviennent exclusivement des entretiens en 1990 entre Dominique Natanson, Marie-Claude Cahen elle-même, madame Cholet, employée chez les Cahen, et madame Brunetaux, voisine et témoin oculaire de l’arrestation du couple âgé respectivement de 62 et 55 ans en ce début d’après-midi, un certain mardi 4 janvier 1944. J’ai pu au cours de mon enquête consulter les archives des autorités françaises de l’époque rendant compte de l’opération effectuée par les Allemands avec le concours de la police et de la gendarmerie de la ville.
Le témoignage que madame Lucienne Lobry m’apporta ces jours-ci révélait le sort de Marie-Claude Cahen sur les jours qui se situèrent entre l’arrestation de ses parents et sa fuite à Chamonix : une période de deux à trois semaines non évoquée dans les souvenirs des témoins précités. Elle mérite aujourd’hui de sortir du silence, pour bien des aspects.
Lucienne a 86 ans. Elle demeure à Soissons, place Saint-Christophe. Une maison acquise déjà par son grand-père. C’est en découvrant un article dans la presse sur mes travaux qu’elle parvint à me joindre au début de cette année 2016.
– Monsieur, m’avertissait-elle au téléphone, je tiens à témoigner de ce que je sais sur Marie-Claude Cahen, juste après l’arrestation de ses parents le 4 janvier 1944 et à corriger quelques erreurs parues dans le livre de monsieur Dominique Natanson à cause des témoignages, parfois flous, qu’il avait récolté au début des années 90[1]. De plus, juste après la fin de la guerre, en juin 1945, Marie-Claude m’a donnée une photo d’elle, en gage de notre amitié. Nous nous sommes liées lorsqu’elle se retrouva dans ma chambre au pensionnat du collège des Jeunes filles, juste après la rafle de son papa et de sa maman. Je la conserve comme une petite relique que j’aimerais vous montrer.
Nous convînmes d’un rendez-vous à son domicile. Au seuil de sa grande demeure, Lucienne Lobry m’accueillait, à peine arc-boutée sur sa canne, avec un sourire de bienvenue. Les cheveux blancs coupés court laissaient découvrir un regard aussi pétillant que son acuité intellectuelle. Nous nous installâmes sur un bureau de son salon pour commencer notre entretien.
– La question de la famille Cahen m’a beaucoup intéressée, engagea-t-elle notre conversation. Je vais vous raconter pourquoi dans le détail. Ce qui est resté flou dans la mémoire de Marie-Claude, comme elle le dit dans le livre de monsieur Natanson, est pour moi resté graver pour toujours.
– Parlez-moi un peu de vous, jusqu’à votre situation en 1943-44.
– Je suis Soissonnaise. Mon père avait un moulin à Soissons, au faubourg de la crise avenue de Château-Thierry. Mes parents habitaient Bucy-le-long et donc j’étais pensionnaire au collège de Jeunes filles, aujourd’hui le lycée Camille Claudel. C’était le seul collège public à Soissons à l’époque, depuis la 12è jusqu’à la terminale. Ce collège rue de Panleu était occupé presque entièrement depuis 1940 par les Allemands. Il ne restait qu’une aile de l’établissement accessible aux élèves pour faire la classe. C’est l’aile qui était le long de la rue du Théâtre romain par laquelle nous rentrions. Sinon, l’entrée principale était rue de Panleu, mais occupée par les Allemands. Il y a toujours une pendule qui indique 8 heures. Quand j’étais élève, la pendule était déjà en panne et elle marquait déjà 8 heures. Les dortoirs, réfectoires étaient occupés aussi par les Allemands. Ils n’allaient pas dans nos couloirs mais on les entendait. Il n’y avait que la directrice, madame Marguerite Mouton, qui habitait son appartement au 1er étage, en façade de l’entrée sur la rue de Panleu.

Vu aérienne du collège de Jeunes filles à Soissons

Toujours sur le fronton du lycée Camille Claudel, l’inscription « Collège de Jeunes Filles » et toujours, à droite, l’horloge qui indique 8 heures.
– Donc, vous receviez vos enseignements dans l’aile nord, donnant rue du Théâtre romain.
– Oui, par contre notre réfectoire était désormais au 7, rue de Panleu et notre dortoir, de l’autre côté de la rue, juste en face, au n°10. D’ailleurs cet immeuble est resté inchangé, ce sont toujours les mêmes volets aux fenêtres, avec la peinture de 1940.

7, rue de Panleu à Soissons ancien réfectoire du Collège de Jeunes filles pendant l’occupation allemande.

10, rue de Panleu, ancien dortoir du Collège de Jeunes filles à Soissons pendant l’occupation allemande.
– Vous étiez en quelle classe en 1943-44 ?
– J’étais en classe de 3è, pensionnaire et Marie-Claude, qui avait un an de moins que moi, était en 4è et elle était externe. Tout à coup il y eut la rafle des Juifs à Soissons le 4 janvier 44 avec l’arrestation des parents de Marie-Claude. Elle est alors devenue pensionnaire dans ma chambre. C’était des chambres, dans cet immeuble privé du n°10 devenu dortoir, pas très grandes avec parfois trois ou quatre lits. On n’était pas très nombreuses, une quarantaine.
– Marie-Claude, se trouve pensionnaire dans votre chambrée du jour au lendemain. Vous souvenez-vous si c’était dès le jour de l’arrestation de ses parents ?
– Ses parents étant arrêtés, elle est accueillie à l’internat. Etait-ce le jour même, le lendemain ou trois jours après ? Je ne peux en préciser la date exacte.
– D’après les rapports de gendarmerie, l’arrestation des Juifs a lieu en plein jour, en début d’après midi, vers 13h30.
– En tant qu’élève, fille de 14 ans, on sait que les Juifs sont arrêtés mais on ne sait pas les détails à ce moment-là. Et je ne peux pas vous dire si Marie-Claude est arrivée le 4 janvier, le 5 ou le 6. Mais je peux assurer qu’à ce moment-là, après l’arrestation de ses parents, elle a été interne.
– Est-ce qu’elle portait l’étoile juive jusqu’à l’arrestation de ses parents ?
– Ecoutez, avant l’arrestation on ne faisait pas attention. Certainement, si c’était obligatoire, elle l’avait. Retenez bien cela, on ne disait rien parce que tout le monde avait peur. Un Juif, un résistant, un truc, on ne disait rien, on ne voulait pas savoir. On ne se parlait pas. Même avec les parents, quand un père faisait de la résistance ou collaborait, on ne savait pas. Pour les Juifs, on ne savait pas, nous les jeunes, qu’ils allaient en déportation. Ce que je peux dire pour Marie-Claude, c’est qu’elle n’avait plus son étoile lorsqu’elle est devenue pensionnaire à l’internat. Moi-même, en tant qu’élève, je ne me rendais pas compte qu’on la recherchait. On avait peur, beaucoup de gens ont été arrêtés à Soissons. En janvier 1944, ce n’était pas la première fois qu’il y avait une rafle. En novembre 1941, il y avait eu des non-juifs qui avaient été arrêtés, j’ai eu deux oncles qui ont été pris, mon père a été recherché par la gestapo. Puis en juillet 42, la première rafle des Juifs, puis encore d’autres rafles concernant des gens qui n’étaient pas Juifs. On disait monsieur untel a été arrêté, untel a été arrêté, les parents de Marie-Claude ont été arrêtés, etc. C’est tout ce que l’on savait. Tout le monde était très discret.
– Combien de temps resta-t-elle à l’internat ?
– Pendant deux ou trois semaines. Là non plus je ne peux pas affirmer exactement la durée de sa présence à l’internat. Je n’ai pas compté les jours mais on était tous les soirs dans la même chambre, au 1er étage, côté droit en façade donnant sur la rue de Panleu, au n°10.
– Dans le témoignage que vous avez écrit à monsieur Natanson vous soulignez que vous étiez trois dans cette chambre.
– Il y avait Marie-Claude, moi et Colette Mony. Rendez-vous compte ! Le père de Colette était secrétaire fédéral du P.P.F [Parti Populaire Français – parti collaborationniste dirigé par Jacques Doriot] à la Ferté-Milon. Il a été condamné à mort à la Libération. Mais, voyez-vous, dans notre chambre on ne se parlait pas de la guerre ou de la politique. Nous, enfants, on ne parlait pas de savoir si nos parents étaient résistants, ou collaborateurs ou dans un groupe…
– Incroyable ! Dans votre chambre, il y avait donc une fille de juifs déportés et une fille d’un notable de la collaboration.
– Oui et je trouve que ce choix de notre directrice, madame Mouton, a été très audacieux. Est-ce qu’on peut imaginer cette audace ? On peut dire que c’était un véritable coup de poker !
– Coup de poker réussit puisqu’elle survivra.
– Quand j’y repense, parce qu’à l’époque, je ne savais pas que Collette était une fille d’un responsable du PPF.
– Il est très probable que Colette, comme vous, savait que Marie-Claude était juive.
– Oui, très certainement. De là à dire à son père qu’elle dormait avec une juive dans la même chambre… Je ne suis pas sûre d’ailleurs qu’elle sache exactement quel rôle avait son père dans ce PPF. J’ai appris à la Libération [28 août 1944 pour Soissons] que monsieur Mony, condamné à mort, s’était caché dans une cabane rue du Château d’Albâtre. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. A-t-il été exécuté ? Je n’en sais rien.
– Comment était madame Mouton, votre directrice ?
– Madame Mouton était consciente de tout ça. C’était une femme petite qui avait beaucoup d’autorité. Elle menait très bien son collège. Dans cette affaire elle savait ce qu’elle faisait. Je pense que l’arrivée de Marie-Claude dans cette chambre, c’était assez tôt après l’arrestation, parce qu’on cherchait à ce moment-là Marie-Claude. Sans doute, après on ne la cherchait plus, les Allemands avaient sans doute autre chose à faire. Elle devait être probablement arrêtée avec ses parents, mais ils ne l’ont pas trouvé. Pourtant, elle était dans le collège.
– Sous le nez des Allemands ! C’est vraiment incroyable, car ce jour-là, le 4 janvier 44, à Tergnier par exemple, ils n’ont pas hésité à chercher dans leur classe au Collège les enfants Grünblatt (Annette, 18 ans et Maurice, 12 ans).
– Oui, sans l’étoile jaune, mais sous leur nez. Avant, Marie-Claude était dans une autre classe [en 4è] que la mienne mais on est devenues amies car elle est arrivée dans ma chambre. Le choix de cohabitation, avec la jeune Colette Mony, peut paraître étonnant mais il fut certainement judicieux. Je me souviens très bien, Marie-Claude ne portait plus l’étoile jaune mais elle a gardé la même coiffure. Dans un témoignage du livre de monsieur Natanson, il est dit qu’elle s’était coupée les cheveux. Peut-être, mais c’était après, lorsqu’elle quitta le collège pour être emmenée en Savoie. Mais au moment où elle était avec moi à l’internat, elle avait le même « look », ses nom et prénom. On l’appelait toujours Marie-Claude Cahen [Lorsqu’elle se réfugia dans les Alpes, elle changea d’identité pour se nommer Danièle Millet]. Elle était comme avant l’arrestation de ses parents, on ne s’était pas posé la question. Si elle avait changé de look ou de nom, cela nous aurait interpellés.
– En tout cas, personne ne semble l’avoir dénoncée pendant son séjour au pensionnat.
– Non, et j’insiste à dire qu’entre nous on ne parlait de rien. Que des parents d’élève soient collaborateurs ou résistants, on n’en parlait pas. Je répète, on avait peur. Les Allemands étaient avec nous dans l’enceinte de l’établissement. Dès la tombée de la nuit, c’était le couvre-feu. La ville sombrait dans l’obscurité. La patrouille allemande circulant dans la rue tapait dans les volets du rez-de-chaussée du dortoir à la moindre perception de lumière à l’extérieur. Tout était calfeutré.
– Ces Allemands dans le collège, c’était bien des soldats, y en avait-il en civil ?
– Non, non, c’était des soldats. Vous voyez, dans notre aile nord pour notre enseignement, les Allemands venaient vérifier dans nos livres d’allemand, car je faisais de l’allemand en deuxième langue, si on avait collé entre elles les pages où il y avait des auteurs juifs. Par exemple, tous les pages des textes d’Heinrich Heine étaient collées entre elles pour nous interdire de les étudier. Dans la grande cour de récréation, il y avait aussi les Allemands. Je me souviens d’avoir vu également dans cette cour des soldats russes prisonniers bien malheureux avec leur grande capote, leurs chaussures fourrées. Ils ne sont pas restés longtemps mais ils ont été là.
– Vous rappelez-vous ce que ressentait Marie-Claude quand vous étiez dans votre chambrée ?
– Elle pleurait la nuit. On ne disait rien, on la laissait pleurer. Marie-Claude et moi nous avons fini par devenir copine. Comme elle était désormais interne et que ses habits se salissaient, il fallait bien les laver. Ce n’était pas à la directrice de le faire alors madame Mouton m’a dit de les apporter chez madame Machoire, rue de l’Echelle Saint-Médard, au bord de l’Aisne, près des Bains douches de Soissons. J’emmenais le linge sale de Marie-Claude le samedi en vélo, avant de rentrer chez mes parents. Et le lundi, je récupérais le linge propre. Puis un jour, un lundi, en rentrant avec ce linge propre, il n’y avait plus Marie-Claude. Elle était partie, je n’ai pas posé de question, c’était la guerre.
Il me parait très probable, en recoupant les témoignages de madame Cholet, de madame Brunetaux dans le livre de monsieur Natanson et celui de mon interlocutrice, que la chaîne de solidarité qui a permis à Marie-Claude de se réfugier à Chamonix jusqu’à la Libération, s’est déroulée pendant le week-end du 15-16 janvier 1944, avant que ses parents Paul et Fernande Cahen soient transférés de la prison de Soissons au camp de Drancy le jeudi 20 janvier 1944. Je peux donc en déduire que Marie-Claude est restée une dizaine de jours, comprenant deux week-ends (8-9 janv. + 15-16 janv.) puisque Lucienne Lobry se rappelle de ne pas avoir transporté le linge de son amie qu’une seule fois.
– A ce moment-là, poursuit madame Lobry, je ne mesurais pas les risques encourus par notre directrice madame Mouton. Elle avait fait le bon choix, choix combien audacieux. La Gestapo pouvait-elle rechercher Marie-Claude, fille juive dans ce même collège occupé par les Allemands, où elle était élève, puis pensionnaire ? Madame Mouton qui a participé au sauvetage de Marie-Claude n’est-elle pas une Juste ?
A la fin de notre entretien, comme pour étayer son témoignage par un document, elle me montra cette photo de Marie-Claude que cette dernière lui avait remise juste après la guerre, à Soissons, en juin 1945. Je découvrais avec beaucoup d’émotion et pour la première fois, le visage de cette adolescente après avoir été traquée, cachée, puis sauvée, orpheline de ses parents. Au dos de cette photo, elle avait écrit comme preuve de son amitié à « Lulu » en mémoire de ces jours de janvier 44 passés dans leur chambrée du collège :
![Photographie, recto et verso, de Marie-Claude Cahen, juin 1945. [Collection privée – Lucienne Lobry-Debruyère].](https://itinerairesdememoire.files.wordpress.com/2016/02/marie-claude-cahen-verso.jpg?w=225&h=300)
Photographie, recto et verso, de Marie-Claude Cahen, juin 1945. [Collection privée – Lucienne Lobry-Debruyère].
– Madame Lobry je vous remercie sincèrement de m’avoir accordé ce témoignage très important.
– Dans ma tête cette histoire est toujours restée gravée dans ma tête. C’est moi qui vous remercie de l’écoute attentive que vous m’avez accordée. Je me sens soulagée de souvenirs que je souhaitais transmettre avant que ma mémoire ne s’efface.
Les parents de Marie-Claude, Paul et Fernande Cahen, ont été déportés de Drancy vers Auschwitz-Birkenau dans le convoi n°67 du 3 février 1944. Ils périrent pendant le trajet ou à leur arrivée dans les chambres à gaz de Birkenau le 6 février.
[1] Lucienne n’a découvert ce livre paru en 1992 que récemment, au hasard d’une brocante. En octobre 2014, elle écrivit à l’auteur pour révéler son témoignage mais elle n’eut pas de réponse.
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