Shoah, les oubliées de Soissons

ou les conséquences inattendues d’une rencontre avec des lycéens de la ville

À Marina, Claire, Andréa, Oryane, Souane, Ayoub, Lou-Anne, Chanelle, Iris, Janis, Kristalle, Zenaïde, Margot, Pauline, Charlotte, Julie, Romane, Shana Lyn, Audrey, Oriane, Kateline, Ryad, Ethan, Baptiste, Léa et Sarah. Sans ma rencontre le 11 mai 2021 avec ces professeures et élèves, je n’aurais pu sortir cinq femmes de l’oubli pour les rendre à la Mémoire collective de la ville de Soissons.

Depuis la publication de mon livre, j’ai passé quatre années de rencontres avec des jeunes dans des établissements scolaires à l’invitation de leurs professeurs pour raconter des histoires et transmettre la Mémoire de persécutés de la Shoah. Ils ont été vingt et cent, deux bons milliers d’élèves à m’écouter depuis, de villes en campagnes, lorsque je sillonne les routes de Picardie entre Amiens et Château-Thierry ou dans des académies voisines. Chaque conférence est un flux et reflux d’émotions entre des élèves attentifs aux regards qui traduisent effroi, colère, empathie, rarement l’indifférence, et moi, vivant les paroles des victimes qui me les avaient confiées, racontant des parcours individuels pour comprendre l’universel ; l’entièreté de ce crime contre l’Humanité et dénoncer le racisme et toutes formes de préjugés sur l’altérité.

Que de routes parcourues, et toujours ravi ce 11 mai 2021 de revenir dans cette chère ville de Soissons qui m’a tant donné. J’en étais à la visite de mon 46e établissement et ma 128e classe, invité par une professeure d’Histoire et une professeure documentaliste du lycée Gérard de Nerval qui se mirent en quatre pour organiser la rencontre en ces temps de pandémie.

Ce mardi-là, en pénétrant dans la salle de classe où une vingtaine d’élèves de terminale étaient silencieusement assis, je lisais sur leur visage curiosité et impatience. Je pressentais quelque chose de différent dans cette intervention lorsque je posai mon cartable sur le bureau pendant que leur professeure, madame Montero, prit la parole pour faire les présentations. Au bout de deux heures d’échange, ce ressenti fut confirmé pour trois raisons.

1.

D’abord, je rencontrais pour la première fois des élèves de terminale en spécialité Histoire[1] dont la Mémoire est inscrite dans leur programme scolaire[2],  et préparant activement leurs deux questions à présenter au Grand oral combinant leurs deux spécialités pour cette nouvelle épreuve dans le cadre de la réforme du lycée.

En préparation de notre rencontre, leur professeure avait proposé de les faire travailler depuis plusieurs semaines sur l’Histoire locale pour comprendre le global de ce que fut la Seconde guerre mondiale, la Shoah et les enjeux des manifestations Mémorielles. C’était donc une approche inédite pour moi qu’une enseignante ait préparé ses élèves à partir d’extraits de mon livre (La Shoah en Soissonnais : journal de bord d’un itinéraire de Mémoire) ou d’articles publiés sur mon site internet (Itinéraires de Mémoire sur la Shoah) et de décliner cette question en fonction de leurs deux spécialités. Quelques exemples en s’appuyant sur l’Histoire de Soissons :

Histoire et Arts plastiques :

« La blessure de la perte » ou quelle représentation plastique pour rendre compte d’une Mémoire en partant de l’histoire de la famille Lewkowicz arrêtée le 20 juillet 1942.

« Le copier-créer » à partir de documents d’archives et interroger la valeur d’un document d’archives et ce qu’il peut apporter à la création artistique en s’inspirant d’une œuvre de l’artiste Boltanski, « les archives de C.B.», en mémoire de la famille Cahen, arrêtée à Soissons le 4 janvier 1944.

« Le lieu, l’in-situ » à partir de l’histoire des copains de la rue Richebourg à Soissons (familles Biegacz et Contenté).

« Le reflet » ou une réflexion sur l’effet miroir entre l’histoire d’une élève de la classe d’origine polonaise et celle de familles juives de Pologne arrivées à Soissons dans les années 1920-1930. Ou encore un travail sur « Les paysages de la commémoration » à Soissons. 

Histoire et Sciences économiques et sociales : Les spoliations des familles juives de la ville ou encore comment l’information fut traitée et publiée sur les Juifs dans les journaux locaux autorisés de l’époque.

Histoire et Langues étrangères (espagnole) : L’évocation de l’un des trois Régiments de Marche des Volontaires Etrangers (RMVE) créés en 1939/40 et constitués d’une proportion importante de combattants républicains espagnols qui avaient fui leur pays après la victoire du franquisme pour continuer la lutte contre les fascismes et s’étaient retrouvés à combattre autour de Soissons en juin 1940 (Le 23e RMVE).

2.

Seconde raison, après mes échanges préalables avec leur professeure d’Histoire remarquablement impliquée pour accompagner ses élèves sur des sentiers innovants, j’étais donc venu, non pas pour raconter l’histoire de la persécution des Juifs de la ville, qu’ils connaissent, mais pour évoquer les coulisses de l’enquête historique. Je leur expliquais que cette recherche sur ce crime est comparable à une démarche policière ou journalistique avec la volonté de ne jamais oublier l’esprit critique vis-à-vis d’une source orale ou écrite, de contextualiser systématiquement les faits relatés ou contés. J’exprimais également ces temps forts lors des convocations du passé entre le chercheur que je suis et les témoins, de ces liens qui se tissent entre nous au fil des entretiens dans un écrin de confiance mutuelle. J’évoquais ainsi l’exigence du chercheur pour se rapprocher au mieux de la vérité en tentant de se dévêtir des oripeaux de la subjectivité.

Je leur montrais, concernant la recherche sur le sort des victimes de la Shoah, les deux viatiques sur lesquels s’appuie le chercheur pour ses premiers pas : Le Mémorial de la Déportation des Juifs de France ou le Calendrier de la persécution des Juifs de France 1940-1944 de Serge Klarsfeld. Bref, les deux entrées principales avant de poursuivre ses investigations et de s’immerger dans les inventaires des archives publiques (municipales, départementales, nationales ou internationales comme les bases de données du Yad Vashem de Jérusalem ou de l’International Center on Nazi Persecution à Bad Arolsen en Allemagne, sans parler de celles du musée d’État d’Auschwitz, etc.) ou privées, qu’elles soient manuscrites ou orales.

Que de questions pertinentes et d’échanges passionnants ont été soulevés par les élèves et leurs professeures en cette fin d’après-midi ! Par exemple, ces questions concernant les représentations et les accès aux lieux de Mémoire à Soissons des victimes de la barbarie nazie. Madame Montero avait emmené ses élèves sur la place Fernand Marquigny, derrière la cathédrale, où se dresse la stèle des noms de ces victimes : militaires, résistants, Juifs. Ils s’étaient demandés pourquoi certains noms gravés avaient une autre couleur ? Y avait-il une signification ? Je leur racontais alors que j’avais fait remarquer à monsieur Lefranc, l’ancien député maire de la ville (1977-1995), à l’initiative de cette stèle commémorative en 1990, qu’il manquait douze noms et qu’ils furent ajoutés il y a quatre ou cinq ans. Ils sont simplement plus récents, des noms moins ternis par l’érosion du temps.

Autre question très pertinente soulevée : pourquoi le lieu de Mémoire de toutes les victimes de Soissons déportées dans les camps de concentration ou d’extermination est un endroit clos dans l’ancienne église Saint-Pierre, peu accessible au public et que l’on ouvre que lors de cérémonies mémorielles ? Question qu’il serait très intéressant de transmettre aux autorités de la ville.

3.

Enfin la dernière raison, qui fit la singularité de cette rencontre, fut la plus inattendue.

Au bout d’une heure d’entretien avec ces futurs bacheliers, j’avais mis sur la table ronde de notre rencontre le monumental livre du Mémorial de la déportation des Juifs de France aux 80 000 noms égrainés alphabétiquement dans presque un millier de pages. Deux élèves et leur professeure l’ouvrirent dans un geste ample qu’exige ce volume : 812 pages – 48x30cm – 7 kg.

Ils tombèrent au hasard sur la page 408. Cela aurait pu être la page 37 ou 743 ou 399 ou que sais-je encore. Mais non, ce fut la page 408. Occupé à répondre à d’autres élèves, ils m’interpellèrent :

– Monsieur, regardez, nous sommes tombées sur quelqu’un de Soissons !

Convoi n°59 [du 2 septembre 1943], LEVY SIMONE, née MARX, le 21 octobre 1900 à Soissons. 42 ans. Domiciliée 2 rue Montrosier à Neuilly-sur-Seine [Actuel département des Hauts-de-Seine].

Page 408. Klarsfeld, Serge. Le Mémorial de la déportation des Juifs de France. Éditions FFDJF (les Fils et Filles des Déportés Juifs de France), 2012, Paris.

Je jetais un œil et, intérieurement je fus tout retourné par un oubli qui me claqua l’esprit. En me montrant ce nom sous leurs doigts, ces élèves pointèrent involontairement une négligence impardonnable de ma part. Une question que je ne m’étais jamais posé pendant ces dix années de travaux de recherches sur le Soissonnais.

Pourquoi n’avais-je jamais songé à faire des recherches sur des personnes juives nées à Soissons mais n’habitant plus dans la ville au moment de l’occupation, et qui furent déportées ? N’y a-t-il pas plus Soissonnais qu’une personne née à Soissons ?

Mon travail s’était toujours concentré sur les personnes juives qui se trouvaient à Soissons en 1939 et dont plus de 90% étaient nées en terre étrangère avant d’être pris au piège et trahis par l’État français avant de partir vers les camps de la mort… A ma connaissance, jusqu’à ce jour, les deux seules personnes nées à Soissons, arrêtées dans la ville et déportées, furent les deux enfants de la famille Gochperg : Albert, 8 ans et Nelly, 3 ans.

Je remerciais en mon for intérieur ces élèves et leur professeure d’avoir réparé sans le savoir mon incurie.

Le soir de cette rencontre, fort intrigué, je me précipitais sur mes dossiers et les bases de données pour commencer à trouver des réponses à cette question jamais posée : Cinq femmes ressortirent de ces premières investigations, cinq dossiers à approfondir dans les semaines ou mois à venir :

Simone Levy, donc, née Marx.  Je dois vérifier mais il y a de forte chance qu’il y ait un lien de parenté avec Alain Marx, petit-fils d’Alphonse Scheuer arrêté à Fère-en-Tardenois et déporté en 1944, et que j’évoque longuement dans l’un de des chapitres de mon livre précité. Simone Levy a été arrêtée et déportée avec son mari Léopold Levy (56 ans) et leurs trois enfants, Nicole (17 ans), Francis (15 ans) et Michel (12 ans) dans le convoi n° 59 du 2 septembre 1943. Ils vivaient 2 rue Montrosier à Neuilly-sur-Seine. Nous découvrons leurs photographies appartenant à la collection de Serge Klarsfeld sur le site du Mémorial de la Shoah (via le moteur de recherche interne « rechercher une personne »). Ce qui implique qu’elles ont été déposées par un proche de la famille.

Denise Marx, est la sœur de Simone, née à Soissons le 12 avril 1902. Elle vivait à Avignon, rue Bonneterie, lorsqu’elle fut arrêtée. Elle semble avoir été la seule de sa famille déportée dans le convoi n°75 du 30 mai 1944. Dans les archives que je possède et collationnées depuis dix ans, je retrouve le nom de ces deux sœurs sur la déclaration de leur père, Sylvain Marx (né en 1872 à Verdun), lors du second recensement obligatoire des juifs le 2 juin 1941. Leur père, vivant à Soissons, avenue de la Gare au moment de l’occupation, a échappé aux arrestations. Simone et Denise avaient un frère, Pierre Roland, prisonnier de guerre en Allemagne et que je suppose être le père d’Alain Marx. Lors de mon entretien avec lui en décembre 2012, Alain n’avait pas mentionné le prénom de son père. Sa maman avait divorcé bien avant la guerre et il était allé vivre avec elle chez son grand-père maternelle, Alphonse Scheuer, à Fère-en-Tardenois.

Je découvre deux autres sœurs, nées à Soissons, également déportées vers Auschwitz et dont le nom de famille m’est totalement inconnu. Renée Franck, le 7/02/1906 et Jeanne Franck, le 2/11/1907. D’après les sources du Mémorial, elles furent arrêtées à Barrême, dans les Basses-Alpes (Alpes de Haute-Provence actuelles) avec trois autres Franck : Aline, née Bloch le 4/07/1896 à Seppois (Haut-Rhin), Henri né le 16/03/1872 à Joinville (Val-de-Marne actuel), et Esther née le 20/02/1907, également à Joinville. Tous internés au camp de Drancy le 24 mars 1944, ils furent déportés dans le convoi n°71 du 13 avril 1944, celui qui emmena Simone Veil (née Jacob), alors âgée de 16 ans, ainsi que 34 des 44 enfants de la Maison d’Izieu raflés par Klaus Barbie.

Le cinquième nom est celui d’Hélène Brones, née Kotler en 1913. Mais deux sources divergent quant au lieu de sa naissance : à Soissons selon le Yad Vashem, mais à Budapest (Hongrie) selon le Mémorial de la Shoah. Elle fut déportée dans le convoi n°66 du 20 janvier 1944. Elle habitait rue Beaumont à Nice.

Aucune de ces personnes citées n’a survécu à leur déportation vers Auschwitz. Puissent-elles interpeller un passant sur ce site, un lecteur de cet article afin de contribuer à ces nouvelles recherches.

En attendant, je souhaite la réussite au baccalauréat des élèves de terminale et de découvrir le fruit de leurs productions sous la conduite bienveillante, professionnelle et enthousiaste de leurs professeurs.

Notes :

[1] Spécialité Histoire, géographie, géopolitique et sciences politiques ou HGGSP. On adore les acronymes dans l’Éducation nationale, à en perdre son alphabet.

[2] Thème 3–Histoire et mémoires

A propos Stéphane Amélineau

Professeur documentaliste : Lycée ITG Val-de-Beauté à Joinville-le-Pont (94 - Val-de-Marne) de 1994 à 2001. Lycée Françoise Cabrini à Noisy-le-Grand (93 - Seine-Saint-Denis) de 2001 à 2007. Lycée de Saint-Rémy à Soissons (02- Aisne) de 2007 à 2018. Collège-Lycée Saint-Joseph à Château-Thierry (02 - Aisne) depuis 2018.
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2 commentaires pour Shoah, les oubliées de Soissons

  1. christiane LETERRIER dit :

    et voilà Stéphane, une nouvelle porte qui s’ouvre à toi pour des recherches qui vont nous passionner comme toujours et que nous avons hâte de découvrir. bon courage.

    • Stéphane Amélineau dit :

      Bonjour Christiane. Votre fidélité à mes travaux me touche très fort et j’espère rendre au mieux, la mémoire ou l’hommage que mérite toutes ces personnes qui remontent à ma connaissance.

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