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Pavant, 11-12 mars 2017
« L’Odyssée de Jacob » :
Itinéraire de Jacques-Jacob EHRENKRANZ
- b
du 17 octobre 1943 au 26 mai 1944
Les tourments de l’agent Bernardo Aracama sous les tortures de la police espagnole, mi-novembre 1943, lui firent cracher d’autres noms du groupe de votre père qui ne se trouvaient pas encore derrière les barreaux. Les franquistes arrêtèrent donc, dans la foulée des déclarations du garagiste de San Sébastien, Emmanuel Gilbert et Serge de Gassion dont son souvenir est encore si vivace dans votre mémoire.
Le peu que j’ai découvert sur Emmanuel Gilbert, né en 1898 ou 1899, révèle que dès octobre 1940 il fuit la France occupée. Il franchit les Pyrénées clandestinement. Arrêté une première fois, il fut libéré et régularisa sa situation en Espagne comme réfugié. Il entra ensuite officiellement comme agent P2 du réseau Nana en juillet 1943. Votre père le connaissait forcément au préalable puisque c’était lui qui recrutait les hommes de son groupe. Emmanuel Gilbert, alias Garcia, était principalement chargé de fournir de faux papiers dont avait besoin le réseau. Il semble avoir été arrêté à San Sébastien.
C’était un ami de Jacques Ehrenkranz, c’était aussi le sous-chef de votre père du secteur Espagne. C’était Serge de Gassion, alias Papou. Emile Meyran le décrivait en ces termes :
Sous-chef de secteur, de haute valeur morale, s’est toujours dévoué à la cause de la Résistance. Très méritant.
Serge de Gassion est né le 20 janvier 1905 à Port-en-Prince en Haïti, à une époque où la partie occidentale de cette île, indépendante depuis un siècle, était des plus inconsidérées au niveau international. Bref, il naquit dans un pays plus qu’instable. Je ne saurais dire à ce jour s’il était issu d’une famille de colons français, de bourgeois mulâtre ou, plus probablement, d’une famille de diplomates français missionnée dans les « Grandes Antilles » puisqu’il avait la nationalité française. Il suivit de très bonnes études et obtint à Mexico, de l’autre côté du Golfe du Mexique, des diplômes d’ingénieur en Arts et Métiers et d’ingénieur en Sciences Politiques. Serge de Gassion n’avait pas seulement l’esprit brillant, il savait aussi entretenir son jeune corps. Il suivit un stage dans une école militaire pour devenir moniteur sportif à Joinville-le-Pont (dans le Val-de-Marne actuel. Ville que je connais bien Lisette puisque j’y étais lycéen de 1985 à 1989 et ait travaillé comme professeur documentaliste de 1994 à 2001). Il reçut le brevet de moniteur éducateur physique. En 1924, il devança son appel d’une année et effectua son service militaire dans le 24e Régiment d’Infanterie. Il épousa Violette Leduc et fut père de trois garçons (Jacques né en 1925 à Paris, Claude en 1936 à Madrid, et Guy en 1937 à Paris). En 1932, à l’âge de 27 ans, il était nommé consul d’Haïti à Séville en Espagne. C’est un poste qu’il détenait jusqu’à son arrestation en 1943. Avant la guerre, il avait déjà
obtenu plusieurs décorations ou citations : le Grand Cordon Bolivar, Honneur et Mérite d’Haïti.
Empreintes digitales de Serge de Gassion en 1945 (Archives du SHD – Service Historique de la Défense (armée française) GR 16 P 165185). |
En septembre 1939 il fut mobilisé dans le 620e Régiments pionniers puis campait dans la région de Forbach en Moselle jusqu’en décembre. Ces régiments pionniers étaient constitués de soldats des classes plus âgés (Serge de Gassion avait 34 ans en 1939), affectés dans l’organisation et la construction de terrains militaires. Il fut ensuite appelé sur un poste spécial comme ingénieur dans l’usine d’aviation Leseurre jusqu’en juin 1940.
Après la défaite, et dès septembre 1940, il s’engagea contre l’occupant et le régime de Vichy. Il semble avoir été en contact avec un réseau de résistance de personnes issues de la Croix Rouge française : « Perinoff » ou « Prinoff», écrivait-il en 1945 après la Libération. Serge de Gassion était en tout cas connu du B.C.R.A (Bureau Central de Renseignement et d’Action) créé à Londres le 1er juillet 1940 par le colonel Passy des Services de Renseignements (S.R.) des Forces Françaises Libres du général de Gaulle[1].
En juillet 1941, notre consul est arrêté à « Kerostin », écrivait-il sans donner plus de précision. Évoquait-il le petit village de Kerhostin, dans le Morbihan, à l’entrée de la presqu’île de Quiberon ?
Il fut relâché.
En mai 1942, il était de nouveau pris par la gestapo, incarcéré à la prison de la Santé, puis à Fresnes d’où il réussit à s’évader.
Je ne fais que citer des éléments retrouvés dans son dossier administratif de résistant, consultable au SHD de Vincennes dont quelques pages écrites de sa propre main pour remplir des formulaires. Les faits que je viens d’évoquer mériteraient plus d’investigations archivistiques…
Quoi qu’il en soit, Serge de Gassion, protégé par ses papiers diplomatiques comme consul d’Haïti à Séville, entra en Espagne sans difficultés en 1942. Il se mit en contact avec une organisation des services américains dans la péninsule ibérique via l’ambassadeur Jack Pratt. Il rencontra aussi le Colonel Pierre Malaise début 1943, attaché de la Croix Rouge française à Madrid mais surtout membre du S.R. des Forces Françaises Libres. Nous avons déjà croisé ces deux personnages Lisette, dans l’une de mes lettres. Ils étaient la genèse du réseau Nana. Serge de Gassion y fut incorporé officiellement le 20 juillet 1943. Nous le savons, il avait une maison à San Sébastien d’où partaient des renseignements précieux pour la Résistance ou les services secrets Alliés. C’est dans cette ville qu’il fut arrêté par la police espagnole le 18 novembre 1943, un mois après son ami et chef, Jacques Ehrenkranz. Deux jours après, Serge de Gassion fut emmené à son tour à la prison de Bilbao.
Ainsi, votre papa, le consul de la république d’Haïti, Émilien Ferdinand Dumanois, Emmanuel Gilbert, Bernardo Aracama et Juanita Aguirre étaient enfermés (d’autres agents espagnols travaillant pour le réseau furent également arrêtés). Étaient-ils tous regroupés à la prison de Larrinaga à Bilbao ? Je n’en ai pas la certitude mais le groupe-secteur Espagne dirigé par votre père pour le réseau Nana fut décimé. Pour les quatre premiers prisonniers que je viens de citer, comme vous le savez, ils furent emprisonnés pendant 8 mois dans des conditions brutales jusqu’à cette impensable libération pour des hommes qui se savaient condamner à mort. [Lisette, j’ai des collègues professeurs espagnoles adorables. Elles forment pour moi des escouades de recherches dans la langue de Cervantès pour en savoir davantage sur cette prison. Affaire à suivre…]
Chère amie, je reprends ici ce passage que vous m’aviez écrit dans une lettre en 2013 :
Vint ce soir fatidique, ou plutôt c’est ce qu’il croyait. On le transféra dans un camion roulant à travers une forêt. Il était certain de son exécution mais comme dans les films, quand il descendit il se retrouva avec ses 5 compagnons. En face d’eux, un autre camion où on leur a dit de monter. Après explication, quelle joie fut la leur ! Ils comprirent qu’ils avaient été échangés contre 60 officiers Allemands qui étaient tombés aux mains des partisans. De là, cap vers Alger.
Dans toutes les archives que j’ai consultées au SHD il n’est fait aucune mention de cet échange, juste leur transfert vers l’Afrique du Nord. Cela se comprend car ces documents disponibles au Château de Vincennes ne sont, pour la plupart, que des formulaires pour la liquidation des réseaux ou des justifications de leurs services dans les Forces Françaises Combattantes. Les protagonistes les ont remplis en 1945, au lendemain de sacrifices inouïs, avares de détails.
En plus de l’importance et de la valeur de ces hommes hors normes pour les services de renseignements alliés en 1944, il parait avantageux de vouloir les récupérer contre un échange. Mais, analyse l’historien Bernard Laulhé, il est aussi nécessaire de souligner le contexte politique de la diplomatie espagnole de Franco :
Un véritable tournant est observé pendant l’hiver 1943. A cette époque, Franco, pressentant la défaite de l’Allemagne, se tourne ouvertement vers les alliés et tente un rapprochement avec eux. Il lance notamment sa politique d’échange des réfugiés français et alliés contre du ravitaillement et des livraisons de produits de première nécessité, dont manque cruellement son pays après des années de guerre. Ce troc, dit « un évadé contre un sac de blé », permet alors à presque tous les clandestins d’atteindre leur destination ou leur objectif, à savoir les FFL (Forces Françaises Libres) d’Afrique du Nord ou de Gibraltar.[…] Une attitude qui se modifie en fonction des circonstances, des besoins de la population et de l’évolution militaire du conflit mondial.
Jacques Ehrenkranz a donc été officiellement remis aux services britanniques le 26 mai 1944 avec Dumanois et Gilbert. Le lendemain, ils quittèrent la terre d’Espagne en sous-marin, sur le « Marrakech », pour débarquer à Casablanca.
Quant à Serge de Gassion, il semblerait qu’il ait été libéré un mois après votre père, le 28 juin 1944. Il a été recueilli par les services américains à sa libération et embarqué sur le sous-marin « Lépine » le 30 juin, débarqué à Casablanca quatre jours plus tard. Le 22 aout il fut dirigé à Alger et rentra en France le 10 novembre 1944.
Comme vous le savez Lisette, ce qu’il advient de votre père en Afrique du Nord à partir de juin 1944, c’est un autre chapitre à redécouvrir sur son combat contre les nazis. Ce mois de juin 44, aussi déterminant fut-il pour l’Histoire du monde, n’en fut pas moins important pour l’histoire de Jacob et des deux enfants qui lui restaient.
Comme évoqué lors de notre dernière conversation téléphonique, j’ai l’espoir de vous revoir en vous rendant une petite visite en Israël en juillet prochain.
Je vous embrasse,
Stéphane.
[1] Pour en savoir plus sur le B.C.R.A, lire cet article rédigé par Sébastien Albertelli, agrégé d’Histoire, rédacteur d’une thèse sous la direction de Jean-Pierre Azéma. Pour la Revue Historique des Armées https://rha.revues.org/1783
Mr Amélineau,
J’espère que vous prendrez connaissance de mon commentaire concernant vos « lettres à Lisette ». Je suis la filleule de Mr Serge de Gassion qui était jusqu’à son décès, le compagnon ou concubin de ma grand-mère paternelle Violette DELUC. Mon père Jacques, n’était pas le fils de mon parrain Serge, mais son beau-fils. Ma grand-mère avait été mariée une première fois et avait eu un fils de cette union, mon père Jacques LELU. J’ai appris beaucoup en lisant vos lettres sur le rôle de mon parrain dans la résistance pendant la 2 ème guerre mondiale. Il était très discret sur cette période de sa vie. Je savais certaines choses racontées par ma grand-mère. Je suis heureuse d’avoir appris autant sur cet homme que j’aimais comme un grand-père, mon grand-père paternel bis.
Joëlle Gazanion-Lelu