Un témoignage retrouvé de Sophie Bich dit Mochet, avril 1945

– Là, je crois que nous tenons le bon filon. Je suis encore sous le choc !

     C’est par ces mots que Viviane [cf. article du blog : J’ai vécu cachée après l’arrestation de mes parents par les gendarmes français en juillet 1942] m’apprenait le 3 juillet dernier ce que nous recherchions depuis 2 ans : un témoignage de sa maman à son arrivée en France en avril 1945 après avoir passé presque une année dans l’enfer d’Auschwitz-Birkenau (7 mois comme détenue, puis environ 3 mois à être soignée par les libérateurs russes et la croix rouge polonaise avant son rapatriement via Odessa-Marseille-Paris en mars-avril 1945).

      Nous étions persuadés de l’existence de ce témoignage, quelque part dans des archives, quand nous prîmes consciences que Sophie Bich dit Mochet fut l’une des premières d’Auschwitz à rentrer en France. Il ne faisait qu’attiser notre volonté de savoir. Ce témoignage à découvrir était comme le dernier acte d’une quête mémorielle sur laquelle, Viviane et moi,  nous nous sommes retrouvées, un jour de février 2013. Dès lors, main dans la main, nous n’avons pas cessé dans nos correspondances à nous interroger sur la manière d’acquérir ce que sa maman avait pu révéler à l’époque. Après la guerre, Sophie Bich dit Mochet s’était tue sur son expérience concentrationnaire jusqu’à son décès en 1972, à part quelques bribes au détour de rares conversations avec sa fille.

    Pour Viviane, enfant cachée et fille de déportés, c’est l’aboutissement d’un très long cheminement sur les sentiers douloureux de la déportation de ses parents. Pour moi, professeur documentaliste happé par l’ampleur de mes investigations sur les familles juives persécutées à Soissons entre 1940 et 1944, c’est la réponse à des questions qui ont longtemps taraudé mon esprit d’apprenti historien.

      Plusieurs indices trouvés dans les archives nous amenèrent donc à croire sérieusement à l’existence de ce témoignage. C’est d’abord cette lettre datée du 5 avril 1945, écrite à la demande de Richard Weil, directeur de l’organe liquidateur de l’UGIF :

Lettre du 5 avril 1945. Demande auprès de Sophie Bich dit Mochet de l'organe liquidateur de l'UGIF. Sous la pression évidente des proches de ceux qui sont partis dans les convois de Drancy, on lui demande des informations sur ce camp dont les gens commence à entendre parler pour la première fois : Auschwitz-Birkenau.

[Doc.1] Lettre du 5 avril 1945. Demande auprès de Sophie Bich dit Mochet de l’organe liquidateur de l’UGIF, à l’annonce de son retour par le Ministère des Prisonniers, réfugiés et déportés, dirigé alors par Henri Frenay. Sous la pression évidente des proches de ceux qui sont partis dans les convois de Drancy, on lui demande des informations sur ce camp dont les gens commencent  à entendre parler pour la première fois : Auschwitz-Birkenau. [Archives privées, Viviane Harif].

    Avait-elle répondu à cette requête ? Nous ne le savons pas encore mais elle présageait de sollicitations évidentes par des institutions officielles ou caritatives auprès de celles et ceux qui revenaient de ce camp appelé Auschwitz.

     Second indice au détour d’une lecture. Je lisais  Quand les alliés ouvrirent les portes d’Olga Wormser-Migot (1912-2002), livre paru en 1965 aux éditions Robert Laffont. Ce n’est pas un ouvrage, à proprement parler, scientifique. L’auteur relatait la chronologie de ses investigations, plus que la chronologie des événements. Mais Olga Wormser-Migot était une pionnière en France en quête d’information sur les révélations des camps de la mort nazis. Ses deux ouvrages de références  sont : La tragédie de la déportation (1954, Hachette) ;  et sa thèse d’État : Le système concentrationnaire nazi (1968, PUF). A noter aussi qu’elle avait activement participé à la réalisation du film Nuit et brouillard d’Alain Resnais. Olga Wormser-Migot était chargée, fin aout 1944, par Henri Frenay (fondateur du mouvement de Résistance Combat et ministre des Prisonniers, Déportés et Réfugiés du Gouvernement provisoire de la République française entre 1944 et 1946), de localiser et de rechercher les déportés… rien que çà !!! Alors, qu’elle ne fut pas ma surprise quand mes yeux se posèrent sur ses lignes :

Extrait p.165

[Doc.2 ] Extrait p.165 « Quand les Alliés ouvrirent les portes » Olga Wormser-Migot. Robert Laffont, 1965.

      Où ces révélations pouvaient-elles être consignées ? Je ne doutais pas qu’elles pouvaient se trouver aux archives nationales ou au Centre de Documentation juive contemporaine. A l’approche des vacances scolaires de l’été 2015, je décidais de questionner Karen Taïeb (directives des archives du Mémorial de la Shoah), et Annette Wierviorka, spécialiste émérite de l’histoire de la Shoah. Toutes les deux m’aiguillaient vers des cotes à compulser dans les archives précitées quand je reçus ce mail de Viviane. En téléchargeant les deux pièces jointes de son message, se déroulait sous mes yeux un premier rapport  tiré des révélations de sa maman, consigné à son arrivée à Marseille par un militaire.

     Comment Viviane se l’est-elle procurée ? Grâce à son filleul David, parodontologiste aux États-Unis, lecteur vigilant sur tout ce qui peut paraître sur l’histoire de la famille de sa marraine. Le 3 juillet dernier, il avait saisi cette requête sur le célèbre moteur de recherche : Sophie Bich dit Mochet. Publiée sur le net depuis le 15 mai 2015, se dévoila alors la première réponse qu’il transmit aussitôt à Viviane :

crdp caen

[Capture écran]

     D’un clic, s’affiche le site récolté :

Page internet du site du CRDP de Caen, publiée le 15 mai 2015.

[Capture écran] Page internet du site du CRDP de Caen, publiée le 15 mai 2015. Le résumé de l’histoire de la déportation de Sophie Bich dit Mochet est correct, si ce n’est qu’elle fut arrêtée le 20 juillet 1942 et non le 17 juillet.

    Le Centre Régional de Documentation Pédagogique de Caen venait de publier, dans le cadre d’un travail pédagogique pour des élèves normands sur le thème La libération et le retour des déportés, le témoignage d’une déportée à peine revenue de Birkenau : c’était celui de Sophie Bich dit Mochet !

     Branle-bas de combat pour Viviane. Elle se mit tout de suite à contacter la personne qui avait mis en ligne ce document. Madame L.A. provoqua sans le savoir une véritable onde de choc pour nous tous ! Que cela fut publié de Caen n’a rien d’une coïncidence hasardeuse. C’est dans cette préfecture du Calvados que se trouve le Bureau des Archives des Victimes des Conflits Contemporains (BAVCC), à l’intérieur des bâtiments du Mémorial pour la Paix. J’avais déjà sollicité ce bureau en juillet 2013 lorsque j’écrivais un chapitre sur les rapatriements des parents de Viviane. Il m’avait fournit beaucoup d’archives mais n’ y figurait pas ce témoignage. Mon amateurisme ne m’amena pas à l’époque à imaginer que pouvait également se trouver, dans un autre dossier du BAVCC, un rapport sur les conditions de détentions à Birkenau de madame Bich dit Mochet.

     De plus, madame L.A. est l’épouse d’un des responsables de ce Bureau, accédant en connaissance à un corpus de témoignages. Viviane me donne des précisions sur les conditions de rédaction de ce rapport :

Le témoignage en question qu’elle a choisi parmi des centaines d’autres ont été recueillis à Marseille quand les bateaux sont arrivés d’Odessa le 3 mai 1945. Il y a dans les archives de Caen des dossiers nominatifs. Ce témoignage a été recueilli par une militaire dont le mari a été déporté dans le même convoi que mes parents. Ce sont donc des officiers qui ont recueilli et fait la synthèse des témoignages de tous ces pauvres gens dont ma mère, au sortir des bateaux.

« recueilli à Marseille quand les bateaux sont arrivés d’Odessa le 3 mai 1945. »

La date me laisse perplexe ! Comment Sophie Bich pouvait-elle être à Marseille le 3 mai 1945 alors qu’elle était déjà remontée sur Paris un mois plutôt ? [cf. doc.1 + doc.2]. Tout cela demande encore des vérifications.. Mettons cela de côté et revenons à l’essentiel : découvrons enfin l’intégralité de ce premier rapport trouvé, basé sur les révélations de Sophie Bich dit Mochet à son arrivée à Marseille :

Page 1 du rapport sur les révélations de Sophie Bich dit Mochet à son retour de Birkenau, 1945 (sources : BAVCC)

[Doc.3 ] Page 1 du rapport sur les révélations de Sophie Bich dit Mochet à son retour de Birkenau, 1945 (sources : BAVCC)

[Doc.4 ] Page 2 du rapport sur les révélations de Sophie Bich dit Mochet à son retour de Birkenau, 1945 (sources : BAVCC)

[Doc.4 ] Page 2 du rapport sur les révélations de Sophie Bich dit Mochet à son retour de Birkenau, 1945 (sources : BAVCC)

     Voici mon analyse, paragraphe par paragraphe, de ce document si impressionnant , à la lumière de ce que les historiens savent depuis plus de 70 ans après et de mes recherches depuis 2012 sur le parcours de la famille Bich dit Mochet. Mais c’est d’abord l’émotion qui me sert la gorge. Je pense à tous ces gens en quête d’informations sur leurs proches auprès des premiers revenants en avril-mai 1945. Et ces premiers compte-rendus,  comme celui-ci, révèlent l’étendue infinie d’un massacre de masse à échelle industrielle. Comment ces premières oreilles pouvaient-elle entendre l’inconcevable ?
     En-tête : Erreur  de frappe ?  Sophie Bich dit Mochet est née, non le 15 mai 1945, mais le 15 mai 1904, sous empire Russe à Kakhowka. L’adresse « 205 bd Malsherbes » (à Paris) correspond au domicile de leurs amis, monsieur et madame Lacoudre, non-juifs, ayant caché la fille de Sophie et Isia de juillet 1942 à la Libération de Paris. Quand Viviane revit sa mère biologique, elle avait 4 ans !
     § 1 : Sophie Bich dit Mochet fut bien déportée avec son mari Isia de Drancy vers Auschwitz le 30 juin 1944 dans le convoi n°76. Arrêtés le 20 juillet 1942 à Soissons et transférés le 21 juillet à Drancy, ils furent internées pendant deux ans dans d’autres camps (Beaune-la Rolande de mars à juillet 1943) puis dans l’annexe de Drancy, à Paris, au magasin Lévitan. Ils étaient chargés de trier le mobilier spolié des appartements juifs avant d’être convoyé vers l’Allemagne. Sophie et Isia réintégrèrent la cité de la Muette (Drancy) le 23 juin 1944, une semaine avant d’être considérés comme déportables par le chef SS Aloïs Brunner. Le rédacteur de ce rapport indique qu’il y en aurait un autre plus complet quand Sophie Bich dit Mochet se sera remise… Elle venait de débarquer à Marseille (à mon avis, dans la seconde quinzaine de mars 1945, au plus tard le 1er avril), d’un navire provenant d’Odessa chargé de rapatrier par la Méditerranée  (entre autres déportés) les survivants de Birkenau en état d’être transférés après une convalescence de plusieurs semaines dans les baraques d’Auschwitz, aménagées en hôpital par les libérateurs slaves. D’après le rapporteur, les premières indications de Sophie semblaient corroborer le témoignage d’un certain monsieur Gombert. Je n’ai pas, à ce jour, suffisamment d’éléments pour l’identifier (déporté politique ? déporté racial ?).

     § 2 :  Incroyable précision de Sophie Bich dit Mochet : l’ensemble du complexe d’Auschwitz-Birkenau-Monowitz, et des autres camps annexes, avait bien une superficie de 40 km2. Par contre, au moment ou Sophie Bich dit Mochet fut détenue à Birkenau, entre juillet 44 et janvier 45, fonctionnaient jusqu’en novembre 1944 4 complexes crématoires (KII, KII, KIV, KV, ainsi que la réutilisation du Bunker II (maison blanche)). Une fosse à ciel ouvert avait été creusée près du KV pour incinérer les corps car les fours ne suffisaient plus à engloutir dans leurs flammes les centaines de milliers de juifs arrivés principalement de Hongrie mais aussi de l’Europe encore occupée par les nazis à l’été 44.  Sophie Bich dit Mochet décrivit les coya,  des « couchages » sur des planches en bois sur trois niveaux encadrés par deux murs de briques dans lesquels les détenues étaient entassées  par 8 à 1o, pouvaient ressembler  à des « fours à pain« .

Baraque du camp des femmes de Birkenau B I.  Coya sur trois niveaux. [Photo Marco Tchamp, mars 2011].

Baraque du camp des femmes de Birkenau B I. Coya sur trois niveaux. [Photo Marco Tchamp, mars 2011].

      § 3 & § 4 : Quantité de nourriture qui ne permettait pas aux détenus de survivre plus de deux mois, surtout s’ils étaient amenés à travailler dans des kommandos extérieurs comme pour ceux du terrassement ou de l’abattage des arbres. Précisons que, parfois, en plus d’une soupe plus liquide que solide (3/4 de litre) et de 200 à 300 gr de pain gris, ils recevaient, non pas un saucisson, mais une rondelle de saucisson ou un morceau de margarine (env. 25 gr.) ! Le millier de calories fournies était bien en deçà de la ration minimale vitale pour un détenu sans cesse astreint à des travaux éreintants. Ces terribles carences alimentaires entrainaient des maladies comme la dysenterie. A peine trouvaient-ils le sommeil après une journée de souffrance, le gong retentissait entre 3h et 4h du matin, accompagné des hurlements et des coups des blockowa (chefs de block dans le camp des femmes). Dans ces cris, faire les lits au carré, se précipiter aux latrines, puis « faire sa toilette », puis faire la file pour un ersatz de café pour les plus rapides, puis l’interminable appel, puis une nouvelle journée d’humiliations et d’imprévus qui pouvaient basculer le détenu vers la mort ou vers un jour de souffrance supplémentaire. Tout était réglé pour anéantir les plus faibles. Et dans la masse grise des détenus, ils étaient tous faibles, proies faciles au moindre fléau. Un rien, un détail, une main tendue, une sélection heureuse, une possibilité de « s’organiser » les maintenaient en vie pour un jour de plus, puis encore une minute, une heure, un jour… Vouloir vivre la minute d’après, c’était résister !
     § 5 : La sélection ! Sophie Bich dit Mochet, à travers cette description, évoque l’anus mundi du camp des femmes de Birkenau : le block 25. Ce paragraphe est terrifiant et rejoint tous les témoignages de cet abominable lieu dans le camp B I A de Birkenau. D’après les souvenirs de conversations avec sa mère, Viviane retient encore le block 31 où était vraisemblablement internée sa maman. En 1944, cette baraque était juste à côté du sinistre block 25.  Et effectivement, sévissait l’infâme femme SS Drexler ou Dreschler, qu’elle cite en fin de rapport.  Elle participait aux sélections dans les revier avec le docteur SS Mengele et tourmentait ces pauvres femmes nues, retenues pendant plusieurs jours, avant d’être emmenées dans des camions vers la chambre à gaz. Ces pauvres femmes se savaient définitivement perdues dans le himmel kommando (« le kommando du ciel » via la cheminée).
     § 6 : Sophie Bich dit Mochet décrit le processus d’extermination à une période où deux, trois (voire plus) convois arrivaient quotidiennement en provenance de Hongrie. C’était une cadence infernale, jamais égalée dans l’histoire de Birkenau où les SS en annihilèrent environ 400 000 en deux mois. Ils étaient débarqués à l’intérieur du camp, au pied des crématoires KII et KIII, sur les trois voies ferrées construites en avril 1944 dans la perspective de cet assassinat de masse. Madame Bich dit Mochet arriva à Birkenau le 4 juillet 44 sur cette nouvelle rampe de sélection, pendant cette aktion. La quasi totalité des convois était sélectionnée pour la chambre à gaz. Elle décrit également la fumée des crématoires et des fosses à ciel ouvert qui ne se dissipait jamais. Les sonderkommando, sous les ordres des SS,  avaient 4 000 corps à brûler en moyenne quotidienne !
Les personnes âgées, les femmes enceintes, ou encore les enfants de moins de 10 ans n’entraient jamais dans le camp. Sophie Bich dit Mochet ne dit n’avoir jamais vu un enfant français de moins de 10 ans. Selon les critères de sélection des médecins SS, à l’arrivée des convois pour éviter une mort immédiate aux déportés dans les chambres à gaz, étaient globalement dirigés vers les camps des hommes ou des femmes sans enfant, âgés  à la louche entre 16 et 40 ans. Rappelons que les tortionnaires ne demandaient pas sur la rampe d’arrivée les papiers d’identités et jugeaient d’un coup d’œil inquisiteur, et en fonction des besoins de la main d’œuvre des camps, la relative bonne condition physique des condamnés. Puis, d’un geste du pouce, à droite ou à gauche, ils scellaient le destin de nouvel arrivant. Donc, les enfants étaient systématiquement acheminés vers les crématoires. Que Sophie Bich dit Mochet n’est pas vu d’enfant dans cette masse grise d’environ 80 000 détenus à Birkenau répartis en sous-camps n’a rien d’étonnant. D’après les données des historiens, étayées par des recherches scrupuleuses mais aussi par des sources évidemment incomplètes ou approximatives, ils estiment que sur la totalité des 1,1 millions de Juifs  à Auschwitz-Birkenau-Monowitz, il y eut environ 220 000 enfants et adolescents déportés, soit 20 % de tous les Juifs concentrés sur cette terre de misère. La très grande majorité a été assassinée à leur arrivée [1]. Néanmoins, ils se trouvaient de rares enfants et adolescents pendant la détention de la maman de Viviane, entre juillet 44 et l’arrivée des soviétique en janvier 45.  Pourquoi avaient-ils échappés à la sélection ? Une des réponses fut la volonté du médecin SS Mengele qui choisissait, à partir de juillet 43, des enfants sur la rampe, si possible des jumeaux, pour ses pseudos expériences sur la génétique et la gémellité. Parmi ces enfants, beaucoup ont succombé. Une centaine, immortalisée et défilant entre deux rangées de barbelés par ces archives filmées de la libération, survécurent. Une goutte d’eau dans cet océan de ténèbres.
Toujours dans ce paragraphe, madame Bich dit Mochet évoque une statistique des juifs assassinés : 5 millions ! Je rejoins complètement l’analyse de madame L.A. sur cet aspect :
Un bilan sanitaire catastrophique, nombreuses épidémies (dont typhus, fièvre typhoïde, dysenterie particulièrement virulents), sous alimentation. Le témoin estime à 5 millions le nombre de morts. Le chiffre « officiel » est d’un peu plus d’1 million de mort. Mais Sophie Bich arrive au camp alors que les Allemands mènent une politique d’extermination massive liée à la perspective de l’avancée des troupes alliées. Ce à quoi elle assiste lui fait penser que c’est la même chose depuis le début de la guerre, d’où son bilan chiffré [2].
     Enfin, pour finir ce paragraphe, madame Bich dit Mochet relate l’existence d’un orchestre à Birkenau, rythmant le départ des détenus vers les kommandos de travail à l’extérieur du camp, matin et soir. Comme cela devait paraître invraisemblable pour le rapporteur ! Comme cela nous semble toujours incompréhensible aujourd’hui ! Pourtant cela fut et avéré par les rescapés.
    §7 :  (une phrase) Qu’est-ce que le miracle d’Auschwitz ? Ce que tous les survivants disent : la chance !
   §8 : Effectivement, au moment de l’évacuation du complexe d’Auschwitz le 18 janvier 1945 à l’approche des troupes soviétiques, les SS mirent sur les routes enneigées environ 60 000 détenus : les Marches de la mort. Dans un rapport conservé au archives d’Auschwitz se trouve le dernier appel général du 17 janvier 45, les effectifs se dénombraient précisément à 67 012 détenus (hommes et femmes, sur l’ensemble du complexe concentrationnaire).
     Bien que se pose la question des fusillades dans ce rapport, beaucoup des déportés ont été assassinés d’une balle dans la nuque ou mitraillés, ne pouvant plus avancer, tombant de froid, de faim ou de fatigue. Ces 60 000 détenus environ ne prirent pas tous le même chemin pour avancer vers l’ouest dans d’autres camps de concentration à l’intérieur de l’Allemagne (Gleiwitz d’abord puis les colonnes se dirigèrent vers Mauthausen, Flossenburg, Dachau, Buchenwald, Dora ou Bergen-Belsen). Des SS fusillèrent parfois un groupe entier de prisonniers pour se délester de cette charge dans leur fuite. Environ un tiers des déportés d’Auschwitz ne se relevèrent pas de ces marches à pied ou dans des wagons de charbon sans toit.
    Cette histoire d’une fusillade effectuée par l’Armée Rouge, confondant les colonnes de détenus à une armée allemande en déroute avec 20 000 survivants sur ces 50-60 000 déportés exténués en forêt d’Olnivitz [?], d’après ce monsieur Gombert [?], était une rumeur erronée.
Sophie et Isia Bich dit Mochet, malades au moment de l’évacuation et trop faibles pour marcher, étaient au revier ; elle à Birkenau, lui à Buna-Monowitz, son pied gauche gangréné. Ils firent partis des 7 000 détenus libérés par les Russes sur l’ensemble concentrationnaire d’Auschwitz  le 27 janvier 1945.
     §9 : Le rapport mentionne les effectifs d’Auschwitz III Buna-Monowitz au moment de l’évacuation. D’après les recherches historiques, sur les 35 000 détenus de ce camp, seulement 700 échappèrent aux marches de la mort, dont Isia, 50 autres hommes de son convoi n°76 [3] ou encore Primo Levi. Quant à ceux partis sur les routes enneigées, il y eut plus que 300 survivants ; mais au moins 10 000 périrent dans cet enfer blanc.
    Que  soit évoqué Buna-Monowitz dans ce rapport m’oblige à me demander si Sophie Bich savait que son mari s’y trouvait après la sélection sur la rampe ? C’est fort possible. Pensait-elle qu’il soit encore en vie au moment de ce rapport ? Pas sûr que sa femme ait pu le savoir en ce jour de fin mars 1945. Isia était revenu à Paris fin avril 45, presque un mois après Sophie. Dans mon livre, j’évoque l’hypothèse (à partir des archives du BAVCC) qu’ils se trouvèrent tout proche l’un de l’autre lors de leurs convalescences dans les block d’Auschwitz I (lui dans la baraque 19, elle dans la baraque 25), transformés en hôpital de fortune par les autorités russes et polonaises depuis la libération du camp.
     Étaient-ils 4 700 détenus restés dans les revier d’Auschwitz et de Birkenau pendant que les colonnes de déportés en haillons partirent dans l’ultime épreuve infernale de la marche forcée ? Oui, à quelques centaines près. Pour celles et ceux, comme Sophie, ou son mari à Buna, contrains de rester dans les « hôpitaux » du camp, c’était ressenti comme un arrêt de mort ! Trop faibles pour poser un pied par terre, ils étaient persuadés d’être exterminés par les SS si volontaires à effacer toutes les traces et les témoins de leurs crimes.  600-700 détenus furent néanmoins massacrés parmi ces invalides sur l’ensemble du complexe entre le 18 et le 27 janvier 1945. Il n’y avait plus le temps de tout effacer. Les SS évacuèrent précipitamment le camp, autant par panique que par désorganisation. La veille de l’arrivée des Russes, quelques Totenkopf dynamitèrent tout de même le dernier crématoire (KV) encore debout.
Puis, le 27 janvier 1945, comme l’a fait écrire Sophie dans ce rapport, elle et ses codétenus encore dans le camp furent délivrés par miracle.
     Concernant Paulette Alfenblum, arrivée à Marseille en compagnie de Sophie, je n’ai pu l’identifier sur le Mémorial des déportés juifs de France…
     §10 : Les autorités alliées questionnaient toujours les rescapés des camps sur leurs gardiens tortionnaires afin de les identifier pour les procès à venir pour crimes de guerre et  contre l’Humanité : Les trois noms cités par Sophie Bich dit Mochet provoquent l’effroi de par la monstruosité de leurs sévices ou de leurs actes à Birkenau. Hélas, tous ne seront pas arrêtés :
     DREXLER Hasse : Sophie évoque très probablement Margot Drexler ou Dreschler, Oberaufseherin SS décrite par les survivantes comme laide, stupide et d’une brutalité insondable. Elle était sous les ordres de Maria Mandel, chef du camp réservé aux femmes à Birkenau [B I] d’octobre 1942 à novembre 1944. Drexler, qui sévit à Birkenau en même temps que sa supérieure, participait activement aux sélections des femmes et des enfants au côté du docteur Mengele et se montrait particulièrement cruelle pour les pauvres femmes condamnée à mort dans le terrible block 25 mentionné plus haut. Fuyant devant l’avancée de l’armée rouge, elle fut reconnue sur les routes par des ex-détenues d’Auschwitz. Livrée aux russes, Drexler fut jugée et pendue en juin 1945. Quant à Maria Mandel, qui n’avait rien à envier à la cruauté de sa subordonnée, elle fut condamnée à mort au procès de Cracovie et exécutée en janvier 1948.
     KOENIG (grand maigre à lunettes) : Edmund Koenig, médecin SS, participait aux sélections sur la rampe ou dans le camp. Son destin à la fin de la guerre m’est inconnu.
     MENGELE (un très beau garçon) : Josef Mengele, médecin SS Hauptsturmfürher (Capitaine), affecté à Birkenau de mai 1943 à janvier 1945, est resté gravé dans la mémoire des détenus, surnommé « l’ange de la mort ». Souvent décrit comme bel homme :
mesurant environ un mètre soixante. Son teint est basané et ses cheveux sont noirs. Il présente un léger strabisme de l’oeil gauche. Les incisives de sa mâchoire inférieure sont mal plantées. Mais son élégance est raffinée. Son uniforme est d’une coupe impeccable, ses bottes étincelantes, ses gants d’une blancheur immaculée. [4]
     Il ne manquait jamais de zèle sur la rampe de sélection à l’arrivée des convois pour désigner des milliers et encore des milliers de milliers d’innocents vers les chambres à gaz. Il dirigeait ses sélections avec calme, bonhommie, l’air avenant et le sourire aux lèvres ou en sifflotant, moins nerveux que ses collègues, ce qui marqua profondément les détenus. En-dehors de ces heures de services sur la rampe, il venait tout de même choisir du matériel humain, en particulier des enfants pour ses pseudos expériences génétiques sur la gémellité. Il voulait, lors des autopsies, trouver le mystère de la naissance des jumeaux pour faciliter l’augmentation de la race supérieure allemande. Il menait aussi des recherches sur la physiologie et la pathologie du nanisme ou du gigantisme,  sur la coloration de l’iris de l’œil ou encore sur la « gangrène de la joue », maladie rare qui touchait essentiellement les tsiganes dans le camp B II E de Birkenau. Au moment ou madame Bich dit Mochet arriva à Birkenau, Mengele avait des baraques pour pratiquer ses expérimentations : la n° 15 au camp B II F et certaines baraques-hôpital du camp B I, réservé aux femmes, parmi lesquelles se trouvait un block pour les jumeaux. Cet homme était capable de donner des confiseries aux enfants retenus pour ses « expériences », de leur tapoter la joue d’un geste bienveillant sans avoir le moindre remord à les assassiner ensuite ou à les faire mourir des séquelles de ces opérations. Il était d’une insensibilité froide et cruelle. Les seules enfants que les russes trouvèrent en libérant le camp, environ 200, étaient justement les cobayes encore vivants de Mengele.
     Il échappa à la justice en se réfugiant en Amérique du Sud. Les traques contre lui échouèrent, principalement celle effectuée par le Mossad israélien en Argentine en 1960 (en même temps que celle contre Adolf Eichmann). Un cadavre exhumé au Brésil en 1985 a été identifié comme étant celui de Mengele, la date de la mort étant fixée à 1979.
     Existe-t-il un rapport complet lorsqu’elle sera remise, précise notre rapporteur ?
    Viviane est invitée par madame L.A. à se rendre aux archives de Caen le 31 juillet prochain pendant que j’irai consulter quelques dossiers aux archives nationales sur le site Pierrefitte pour poursuivre notre quête des témoignages de sa maman révélés dans des rapports comme celui-ci à son retour.
    Enfin, nous rencontrerons prochainement le photographe-reporter de l’AFP, Alain Navarro, qui publie prochainement un livre : 1945, le retour des absents (il sort le 9 septembre prochain aux éditions Stock). Lui aussi s’est intéressé au destin de Sophie Bich dont il a consacré un chapitre dans son ouvrage – il a d’ailleurs rencontré sa fille en avril dernier. J’ai hâte d’entendre, puis de lire les méandres de ses explorations (il a retrouvé des photographies du navire, ainsi que la cabine, qui ramena madame Bich d’Odessa à Marseille). C’est vraiment fascinant, d’un point de vue historiographique, que ce journaliste tomba comme moi sur les révélations reproduites par Olga Wormser [cf. doc.2], pour tenter de reprendre l’itinéraire du retour d’une rescapée.
     Que d’investigations et de rencontres à venir ! Quelle aventure mémorielle ! Quelle émotion pour Viviane et sa famille, courageuse d’affronter une telle histoire et suivre les cheminements pris, ou pas, par ses parents depuis ces années noires.
[1] Kubica, Helena Les enfants et les adolescents au camp. In Auschwitz, camp de concentration et d’extermination. Ed. Musée d’Auschwitz-Birkenau, 1998.
 [2] http://paril.crdp.ac-caen.fr/_PRODUCTIONS/CNRD/_/co/Bich.html
[3] D’après les travaux de recherche de Chantal Dossin sur les hommes du convoi n°76 dans les Marches de la mort.
[4] Truck, Betty & Truck, Robert-Paul. Mengele, l’ange de la mort. Presses de la cité, 1976.

A propos Stéphane Amélineau

Professeur documentaliste : Lycée ITG Val-de-Beauté à Joinville-le-Pont (94 - Val-de-Marne) de 1994 à 2001. Lycée Françoise Cabrini à Noisy-le-Grand (93 - Seine-Saint-Denis) de 2001 à 2007. Lycée de Saint-Rémy à Soissons (02- Aisne) de 2007 à 2018. Collège-Lycée Saint-Joseph à Château-Thierry (02 - Aisne) depuis 2018.
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3 commentaires pour Un témoignage retrouvé de Sophie Bich dit Mochet, avril 1945

  1. Marco Tchamp dit :

    Je suis bouleversé !
    à l’aube de ce 21 juillet, 73 ans jour pour jour après l’arrestation à Soissons et le transfert à Drancy de Sophie Bich dit Mochet et de son époux…
    Ce témoignage poignant et l’analyse précise que tu réalises apportent un éclairage nouveau sur ces années de recherches et permettront, je le souhaite de tout mon coeur, à Viviane et à ses proches de reconstituer un peu plus en détails le puzzle de leur famille…
    Très ému de découvrir ces courriers, ces récits… et pour avoir suivi cette enquête dès les premières semaines de sa rédaction, je ne peux que continuer à te féliciter pour tout l »acharnement que tu as mis en oeuvre afin d’élucider les mystères autour des déportations de tous ces hommes femmes et enfants, qui, un jour, ont été arrachés de leur quotidien pour être envoyés au coeur de la barbarie….

    • Stéphane Amélineau dit :

      Merci beaucoup Marco pour ton magnifique commentaire, tu as su toucher avec tes mots le cœur et les objectifs de mes travaux. D’ailleurs tu as toujours été sensible à mes démarches et mes questionnements sur ce drame depuis notre adolescence 😉 Merci aussi d’avoir pointé ces terribles dates du 20 et 21 juillet 1942 pour les juifs de Soissons (et de Picardie).

  2. Ping : « Tant que je tiendrai, je continuerai à témoigner » : au côté de Ginette Kolinka (coulisses d’une conférence rencontre à Château-Thierry). | itinéraires de Mémoire sur la Shoah

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