Au bruit des roues de ma bagnole
Au rythme tchouc tchouc du train des Batignolles
Au murmure de la ville et de ses machines molles
Au murmure de Paris, au matin d’une journée folle
Rien ne m’affole,
Et j’aime encore mieux ça,
Ça, c’est vraiment toi…[1]
Et pourtant, je prends la route avec deux passagères aux âges vénérables qui, depuis que nous avons quitté la capitale pour rejoindre Château-Thierry sur l’autoroute de l’Est, ont bien des points communs alors qu’elles ne se connaissent que depuis quelques minutes.
Je roule, et derrière moi, ça mouline de paroles. Je m’efforce de regarder l’horizon bleu soleil qui inonde mon parebrise. Je réalise, après tant de chemins parcourus pour connaître et apprendre du passé, en général, et de la Shoah, en particulier, que dans mon rétro, sur mon siège arrière, en palabres passionnées, j’ai pu réunir l’une des dernières voix d’une rescapée juive de Birkenau, Ginette Kolinka (97 ans), et une enfant cachée, Viviane Bich (81 ans), fille de Sophie Bich, la première déportée juive dans ce même lieu maudit (avec deux autres camarades) qui retrouva la terre de France après l’enfer du camp. Deux survivantes de la Shoah aux trajectoires différentes mais dont le destin tragique s’est croisé dans un camp nazi d’extermination où la mort avait mille visages, où l’Humanité s’était abîmée.
Lorsque nous approchons notre destination, Ginette s’émerveille des couleurs d’automne qui habillent naturellement champs et bois, bosquets et jardins du sud de l’Aisne.
A l’heure méridienne de ce jour du 26 octobre 2022, nous nous restaurons en intimité avec mes proches dans ma maison avec ces deux miraculées que les nazis pourchassaient à mort il y a 80 ans. J’entends encore le plus jeune de mes fils (19 ans), s’émouvoir de se retrouver à côté de Ginette, qu’il a découvert sur une vidéo YouTube avec l’influenceur Tibo InShape.

Nous sommes repus d’un repas succulent ; j’aimerais tellement poursuivre cet entre-nous, loin des lumières et des 600 personnes qui attendent avec impatience dans la plus belle des salles de la ville de Château-Thierry.
Une heure avant la conférence, nous pénétrons dans une loge garnie, digne de vedettes attendues ; je ressens le sentiment d’un évènement qui pourrait dépasser l’humilité à laquelle nous nous efforçons d’être. Je demande à Ginette :
- Voulez-vous voir la scène et la salle des 600 places réservées pour vous entendre ?
- Non, je vous fais confiance. Je m’en veux d’avoir trop manger chez vous. Je n’ai vraiment aucune volonté… C’était délicieux.
Pendant cette heure d’attente lorsque je cours d’un pas précipité entre la loge et le hall d’entrée avec mes collègues et élèves que j’ai sollicités pour tenter de fluidifier l’arrivée de toutes ces personnes, certaines venant de la région de Clermont-Ferrand, d’autres, professeurs, qui ont amené leurs élèves pendant ces vacances de la Toussaint.
J’observe et me réjouis intérieurement de voir arriver beaucoup de jeunes, voire de très jeunes accompagnés par leurs parents. Ils ont conscience, compris, que Ginette Kolinka est l’une des dernières voix sortie vivante de Birkenau à se faire entendre 80 ans après… Et son passage sur France 2 avec Laurent Delahousse le dimanche 2 octobre dernier, n’a fait qu’amplifier cette demande.
Je reviens dans la loge. Ginette s’amuse de me commenter un livre bien illustré sur le groupe Téléphone, dont son fils était le batteur emblématique, et qu’un auditeur voulait lui soumettre pour une dédicace.
15 heures : il est temps de nous rendre sur cette scène humblement décorée de plantes. Je prends le bras de Ginette pour la guider et l’assoir près de moi pour être ses oreilles afin de compenser sa légère surdité.






Pour ce qui suit, tout est dans cette vidéo, que chacun, comme les personnes dans cette salle, donne une part de lui-même, pour juste entendre cette ultime voix qui crie la tolérance !
A la fin de son témoignage et des questions du public, Ginette me glisse dans l’oreille : « Je veux chanter le « Chant des Marais », tu connais ?
– Oui.
– Tu connais les paroles, tu chantes avec moi ?
– Euh non, je ne maîtrise pas les paroles…
Ce fut un des moments les plus intenses de cette conférence-rencontre.
Après les présents offerts par monsieur le maire au nom de la municipalité, c’est un tourbillon de sollicitations. Ginette, joviale et d’une infinie gentillesse, accepte de signer des dédicaces de son livre « Retour à Birkenau » que plusieurs auditeurs avaient avec eux. Elle s’attacha à écrire une dédicace différente à chaque solliciteur et montra son numéro 78599 tatoué sur son avant-bras gauche aux trois dernières jeunes qui attendaient patiemment leur tour.



La nuit est tombée et je confie Ginette à mon amie Viviane pour un retour en taxi à leurs domiciles parisiens respectifs.
J’ai reçu beaucoup de photos des auditeurs de cette conférence auprès de Ginette Kolinka. Il y en a une, qui résume ma journée auprès d’elle malgré la gravité du sujet : l’humour détaché, celui qui nous rappelle que nous vivons et partageons.

Post Scriptum : cette organisation, cet événement, a provoqué beaucoup de courriers à mon endroit ; j’espère avoir répondu avec ma plus diligente et objective bienveillance à chacun d’eux.
[1] Paroles modifiées de la chanson du groupe Téléphone « Ça, c’est vraiment toi ».
Merci pour cet article et bravo a vous .
Petit fils de déporté ée (s) de la Shoah