L’orphelin de la crèmerie Ardourel : Partie II La cliente et l’enfant (chapitre 1)

1.

     Depuis les révélations d’Albert Szerman sur cet autre enfant juif caché dans la crèmerie des Ardourel à La Varenne avant d’être livré aux autorités par une cliente, je m’accroche à cette idée fixe : retrouver leur identité. Qui était cette femme au crâne tondu barré d’une croix gammée qu’il reconnut sur une charrette en bois dans un cortège expiatoire après la Libération fin aout 44 ? Qui était ce garçon qu’elle dénonça fin juillet 44 ? J’ai l’intime conviction que des traces ont pu être laissées, reposant quelque part dans des archives à cibler. Des spécialistes de l’Histoire locale me guideraient certainement pour chercher au bon endroit.Je repars à Saint-Maur-des-Fossés.

     Vendredi 3 janvier 2014. 13h45. Brasserie de l’Hôtel de Ville. Assis au comptoir, je touille impatiemment mon café dans le sens des aiguilles d’une montre comme pour accélérer le temps dans le tourbillon noir de ma tasse.  J’ai cette manie de me rendre à mes rendez-vous toujours en avance. Plus que cinq minutes. J’observe d’un œil scrutateur chaque client entrant dans le bar afin de repérer le signe de reconnaissance convenu hier au téléphone avec l’homme que j’attends. Ponctuel, il pénètre dans le bar bondé en me cherchant du regard sans trop savoir où le poser. Je me lève quand il commence à rebrousser chemin. Je me dirige vers l’individu avec Le Monde plié sous le bras.

– Vous êtes bien monsieur Jean-Pierre B. ? L’interpellai-je en me dressant devant lui. Membre du Groupe Saint-Maurien contre l’Oubli, professeur de philosophie à la retraite et historien passionné de l’époque contemporaine, il participa à la publication de l’ouvrage Les Orphelins de la Varenne 1941-1944. Michel Dluto m’avait conseillé de prendre contact avec lui pour répondre à mes questions sur l’épuration sauvage perpétrée à Saint-Maur dans les jours qui ont suivi la libération de la ville.

     Le brouhaha ambiant s’atténue en même temps que la brasserie se vide. Nous nous installons à une table enfin libérée pour aborder le sujet de notre rencontre. Monsieur B. est affable. Son discours est sans circonvolution, parsemé parfois de quelques propos dont l’ironie dévoile une sensibilité plus « jaurèssienne » que ‘maurrassienne ». Je reste suspendu à ses phrases et à la sagacité de ses remarques ponctuées de piques sur les règlements de compte opaques de cette page peu glorieuse de notre Histoire. La mitraille de son débit, l’intonation de sa voix et les expressions de son visage me renvoient aux humeurs taquines de Pierre Desproges.

    Il me résume sa vocation pour l’enseignement de la philosophie et son intérêt particulier pour les mouvements ouvriers pendant les deux conflits mondiaux. En plus de l’histoire locale, il s’est beaucoup penché sur l’ambivalence de certains résistants. Il rédige à ce propos une biographie sur l’un d’entre eux. Il sort de son sac un surprenant dictionnaire, usuel bien usé par d’innombrables immersions : Dictionnaire des agents doubles de la Résistance de Patrick Miannay.

– Pour en venir à notre affaire, il y a forcément des traces, reconnaît-il une fois nos deux cafés servis. Nous devons chercher ce qu’Albert Szerman a pointé du doigt à travers cette histoire de dénonciation.

    En lui apportant cette énigme, je prêche un convaincu. Nous avons désormais pour objectif commun de lever l’anonymat sur ce jeune garçon échoué dans l’échoppe des Ardourel.

– Des historiens de l’épuration comme Alain Brossat[1] ou Fabrice Virgili[2], m’instruit-il, peuvent nous apporter des éléments. Nous devons envisager toutes les pistes possibles.

   Ensemble nous convenons des archives à prospecter et des contacts à prendre notamment  auprès de la  Société d’Histoire et d’Archéologie de Saint-Maur-des-Fossés.

– Un manque d’information c’est déjà une information, conclut-il notre premier rendez-vous, et tenons-nous au courant de nos investigations. On ne peut pas passer à côté de cela sans vérifier.

     Je salue et remercie vivement monsieur B. de son concours avant de me rendre aux Archives du Val-de-Marne à Créteil pour un premier sondage des sources disponibles. Entourées des bâtiments modernes aux angles bien découpés du quartier de la Préfecture, elles se dressent de toute leur imposante architecture, enceinte de l’histoire et du patrimoine de ce jeune département qui célèbrera bientôt son 50e anniversaire[3]. Une fois ma carte de lecteur délivrée dans le hall d’entrée, je m’adresse à l’étage à une jeune archiviste de la salle des inventaires.

– Je souhaite faire des recherches sur l’épuration à Saint-Maur, en particulier sur des arrestations effectuées à l’encontre de femmes, soupçonnées de collaboration fin août 1944.

– C’est précis comme requête, me répondit-elle tout en pianotant sur son ordinateur. Mais sur ce sujet je crains que la plupart de ces archives se trouvent à Paris qui regroupe celles de l’ancien département de la Seine.

– Peut-être conservez-vous les registres d’écrous du commissariat de Police de Saint-Maur pendant l’occupation ou des périodiques de la presse locale de l’époque, clandestine ou officielle ?

– Pour la presse, je vous invite à vous rendre aux archives de la ville mais pour le registre correspondant à l’année 44, je vais vous le commander auprès des magasiniers.

     Dix minutes plus tard, je feuillette l’enregistrement des personnes interpellées dans le commissariat à partir de la mi-août. Écritures manuscrites pas toujours lisibles mais elles concernent pour la plupart des délits ou des crimes de droit commun. Toutefois, à partir de la libération de la ville le 21 août, commencent de rares arrestations mentionnées pour fait de collaboration ou d’intelligence avec l’ennemi, uniquement des hommes. Après le mois de septembre 44, je cesse ma consultation puisque la femme que je recherche aurait été exécutée le jour de ce défilé expiatoire, probablement avant le 31 août. De plus je doute que celles et ceux molestés par les F.F.I soient passés par la case commissariat avant leurs jugements expéditifs en ce dernier été de la guerre.

Je repars sans avoir rien appris.

         – Jean-Pierre B., entendis-je quelques jours plus tard dans le haut-parleur de mon téléphone. J’ai retrouvé dans un numéro de la revue Le Vieux Saint-Maur n°76 de 2009 la publication d’un Agenda d’une jeune institutrice saint-maurienne en 1944. Elle nous donne un renseignement sur ce qui s’est passé devant la mairie peu après la Libération. Je vous lis le passage qui intéresse notre affaire : Dimanche 27 août [1944]. A la Mairie, on « tond » sur la place les femmes dénoncées comme ayant fréquenté des soldats allemands, et une de nos voisines, dame distinguée, va « assister » à ce triste spectacle[4]. Je vous ferai parvenir un exemplaire par courrier. L’information est de taille. Elle nous donne une date pour affiner nos recherches.

         Je reçois la lettre promise du professeur de philosophie. Son billet est bien accompagné du bulletin du Vieux-Saint-Maur. Piqué de curiosité, je fais quelques recherches sur cette honorable Société d’Histoire et d’Archéologie de Saint-Maur-des-Fossés. Fondée en 1922 par Émile Galtier, journaliste et historien local, elle publie annuellement sa revue pour des passionnés ou des chercheurs avertis sur le patrimoine et l’histoire de la commune.

         Revenant à l’article qui m’intéresse, je lis le large extrait de ce fameux Agenda d’une jeune institutrice saint-maurienne en 1944  illustré de photographies. Paulette Feltz, nommée à 20 ans en 1941 à l’école de la Pie, consigna pendant la dernière année de la guerre des souvenirs personnels mais surtout les difficultés de la vie de tous les jours sous l’occupation ou le quotidien d’une enseignante, de plus en plus perturbé par les alertes et les bombardements. D’ailleurs, il n’y a plus d’école en cet été 44. Les enfants ont été évacués avant les combats rapprochés de la Libération. Je poursuis ainsi ma lecture jusqu’aux lignes écrites ce dimanche 27 août. Les seules à notre connaissance qui évoquent les femmes tondues de Saint-Maur.

         Tenez-moi au courant des grands axes de votre investigation, m’écrit monsieur B., de façon à ce que nous ne soyons pas deux à faire la même chose. Nous convenons par téléphone des deux axes qu’il convient de suivre :

Primo, identifier cette femme tondue à travers les archives disponibles des commissions d’épuration ou toute autre source pouvant nous ramener au châtiment de cette cliente. Secundo, retrouver l’identité du jeune garçon à travers les archives du CDCJ concernant Drancy et le convoi n°77, en supposant qu’il fut déporté le 31 juillet 1944.

Je tiens à commencer  par le premier axe en me rendant très prochainement aux archives du Musée de la Résistance Nationale à Champigny et aux archives municipales de Saint-Maur.

[à suivre…]

[1] Brossat, Alain. Les Tondues. Ed. Hachette Littératures, coll. Pluriel, 2008.
[2] Virgili, Fabrice. La France « virile » », des femmes tondues à la libération. Ed. Payot, 2000.
[3] Réforme administrative, loi du 10 juillet 1964 pour la création de nouveaux départements autour de Paris à partir du redécoupage des anciens départements de la Seine et de la Seine-et-Oise. Naissance officielle : le 24 février 1965.
[4] Société d’Histoire et d’Archéologie de Saint-Maur-des-Fossés. Le Vieux Saint-Maur n°76 – 2009, p.61

A propos Stéphane Amélineau

Professeur documentaliste : Lycée ITG Val-de-Beauté à Joinville-le-Pont (94 - Val-de-Marne) de 1994 à 2001. Lycée Françoise Cabrini à Noisy-le-Grand (93 - Seine-Saint-Denis) de 2001 à 2007. Lycée de Saint-Rémy à Soissons (02- Aisne) de 2007 à 2018. Collège-Lycée Saint-Joseph à Château-Thierry (02 - Aisne) depuis 2018.
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