L’orphelin de la crèmerie Ardourel : Partie II La cliente et l’enfant (chapitre 2)

2.

A priori, les tontes n’existent pas dans les archives. Non seulement elles n’apparaissent dans aucun inventaire, mais bien souvent leur absence est un présupposé tenace chez les historiens et les archivistes, écrit Fabrice Virgili en annexe de son livre La France Virile : des femmes tondues à la libération. Un présupposé auquel je semble succomber après mes premières confrontations à ce genre de recherches.

Hiver 2014, je me rends au Musée de la Résistance Nationale. Une archiviste m’informe et m’invite à consulter le fonds Raoul Carrière comprenant des documents sur la Commission d’épuration du Comité local de libération de Champigny-sur-Marne. Je ne suis pas vraiment persuadé d’y trouver quelques pistes concernant Saint-Maur mais sait-on jamais ? Toutefois, et je ne peux le négliger, le Musée détient un fonds des plus exhaustifs sur la presse résistante nationale, locale, voire corporative. Aurais-je la chance, au détour d’un article, de lire quelques lignes évoquant la « tonte » du 27 août 1944 ? Je commence donc la matinée par lire chaque page du fonds Raoul Carrière conservé dans deux fragiles boites d’archives.

Je ne trouve rien sur mon affaire mais feuilleter avec précaution des documents originaux sur les plus collaborationnistes ou ceux suspectés de l’être happe la curiosité du chercheur. Par exemple, j’examine une centaine de fiches cartonnées et nominatives. Cette liasse mentionne des Campinois arrêtés fin août ou début septembre 44, à l’exception d’un homme de Saint-Maur. Au bas de la fiche sont parfois précisés les faits reprochés : N.S.K.K. une organisation paramilitaire du parti nazi qui intégra des combattants volontaires français pour se battre sur le front au côté des Allemands ; R.N.P. membres du Rassemblement National Populaire de Patrice Déat fondé en février 1941 ou M.S.R, le Mouvement Social Révolutionnaire d’Eugène Deloncle créé dès septembre 1940.

Je tombe ensuite sur un dossier des plus complets de cette commission d’épuration concernant un certain Monsieur F, révélateur de la haine des collaborateurs les plus acharnés contre la « juiverie ». Il était membre et responsable local de la Ligue Française d’épuration et d’entraide sociale et de collaboration européenne créée en 1940 par Pierre Constantini, militant d’extrême droite, antisémite notoire, d’une violence inouïe. Dans ces papiers, je trouve un texte rédigé par Henri Niclot, chef du S.O. de la Ligue française. Rien que de retranscrire un extrait de son appel à former un Service d’Ordre me donne la nausée :

– APPEL AUX LIGUEURS POUR LE SERVICE D’ORDRE –

Pour appliquer son programme d’action, pour pallier à toutes les carences, pour défendre nos idées, la « LIGUE FRANÇAISE » a besoin d’être forte.

C’est cette idée de force, destinée à imposer le respect des choses propres, et à épurer la France de tous les mauvais éléments, qui nous a donné l’idée de créer un Service d’Ordre, base de nos futures milices.

Ce Service d’Ordre, véritable armée de la LIGUE, sera composé de ligueurs résolus, courageux, et désireux de faire cesser les abus dont notre malheureux pays est encore victime. Nos miliciens, véritables ligueurs d’élite, doivent apprendre que le but essentiel de la LIGUE est la rénovation du pays.

Or, pas de rénovation sans épuration.

Par épuration, la LIGUE entend :

I°- EXIGER L’EXODE DES JUIFS.- A aucun peuple, le Juif n’a fait autant de mal qu’au peuple Français. A l’avenir, plus un seul ne devra souiller le sol de France.

2°- OBTENIR LA MISE A L’INDEX DES FRANCS-MAÇONS, par le port du brassard d’infamie. Les Francs-Maçons sont en effet les traîtres au pays car au service d’une puissance étrangère : la Juiverie.

3°- MENER LA GUERRE SUR TOUS LES TERRAINS CONTRE LES BOURGEOIS ENJUIVES ET ANGLOPHILES, LES GAULLISTES, et contre tous ceux pactisant à un titre quelconque avec tous les requins du capitalisme.

Ce n’est qu’en développant la haine contre ces trois catégories d’éléments, et en étant à leur égard d’une intransigeance totale et absolue, que nous parviendrons à créer une sorte mystique de la révolution nationale.[1]

[…]

Je ne peux prétendre si notre cliente inconnue de la crèmerie des Ardourel appartenait à ce genre de groupuscule mais il fallait être mué par une haine similaire pour livrer et dénoncer des enfants juifs aux nazis, un mois avant l’avancée inéluctable des Alliés vers Paris et sa banlieue.

Je parcourus quelques lettres échangées entre monsieur F., l’épurateur épuré, et une femme dont l’horizontale intimité et la convergence des idées étaient évidentes. Continuant à fouiner, je feuilletai une souche de reçus de cette Ligue Française et plusieurs fois je retrouve des paiements provenant de… Soissons !

Hormis l’intérêt historique de revenir par le biais de la presse clandestine ou officielle aux premiers jours de la Libération, elle ne m’apprend hélas rien d’essentiel sur l’objet de mes recherches. En consultant le catalogue des inventaires des périodiques, je cible les titres en fonction de la date (après le 27 août) et du lieu de diffusion (département de la Seine). J’en épluche plusieurs dizaines en de passionnantes mais vaines lectures.

Étant à quinze minutes en voiture des Archives municipales de Saint-Maur, je décide d’y passer l’après-midi. Une archiviste me propose de consulter leur dossier complet de la ville pendant la seconde guerre mondiale. C’est en fait une compilation d’articles principalement publiés dans la revue du Vieux Saint-Maur entre 1946 et 1947. J’en profite pour m’instruire sur les résistants Saint-Mauriens dont une figure emblématique dépasse largement le cadre de la ville pour bientôt se reposer au Panthéon : Germaine Tillon[2]. Je m’instruis aussi sur les circonstances de la libération de Saint-Maur. En particulier le récit de Pierre Monville, commandant les FFI du bataillon Hoche, racontant les journées entre les 15 et 21 août qui libérèrent définitivement la commune avec l’occupation de la mairie.

Sur la journée du 27 août et la « tonte », rien.

Je garde pour la fin ma dernière cartouche, ma dernière requête sur laquelle j’espère au moins trouver une information, si maigre soit-elle : consulter le journal local de l’époque, l’hebdomadaire  L’Union Régionale : journal républicain et indépendant des cantons de Nogent et Saint-Maur, devenu le 7 septembre 1939 L’Union Régionale : journal d’informations et d’annonces légales. Je requiers à l’archiviste les numéros de 1944.

Elle vient se dresser devant moi :

– Je suis désolée monsieur, nous n’avons aucun exemplaire entre 1942 et 1951.

– Ont-ils disparu ? Y a-t-il eu une interruption de publication ?

– Je ne saurais vous dire. Peut-être faudrait-il vous rendre à la BNF pour vous en assurer[3].

Je pousse un soupir de dépit tout en remerciant mon interlocutrice de sa disponibilité. Je m’en retourne dans mon pays de l’Omois, la besace vide, sans le moindre indice.

[1] Musée de la Résistance Nationale, Centre de Conservation et de Consultation. Fonds Raoul Carrière, dossier M.F. Cote NE 4225.
[2] En ce jour même, vendredi 21 février 2014, le président de la République François Hollande dans un discours au Mont-Valérien, annonça la prochaine entrée au Panthéon (prévue le 27 mai 2015) de quatre grandes figures de la résistance : Germaine TILLON, Geneviève de GAULLE, Jean ZAY et Pierre BROSSOLETTE.
[3] En consultant, à mon domicile, le fonds des périodiques de la BNF sur le site de Gallica : je retrouve cette même interruption de publication entre 1942 et 1951.

A propos Stéphane Amélineau

Professeur documentaliste : Lycée ITG Val-de-Beauté à Joinville-le-Pont (94 - Val-de-Marne) de 1994 à 2001. Lycée Françoise Cabrini à Noisy-le-Grand (93 - Seine-Saint-Denis) de 2001 à 2007. Lycée de Saint-Rémy à Soissons (02- Aisne) de 2007 à 2018. Collège-Lycée Saint-Joseph à Château-Thierry (02 - Aisne) depuis 2018.
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