Abram Goldsztajn : « en surnombre de l’économie nationale »

Portrait d'Abram Goldsztajn, collection particulière, date indéterminée.
Portrait d’Abram Goldsztajn, collection particulière, date indéterminée. Source Yad Vashem.

Dans cette longue enquête que je mène depuis 2011 sur les familles juives de Soissons persécutées pendant la Shoah, plusieurs interrogations étaient encore sans réponses. En particulier, concernant la famille Wajsfelner-Goldsztajn. Si, hélas, je n’ai toujours pas de réponse concernant le mystère de la petite rouquine, Suzanne Godsztajn, j’ai pu trouver le temps pendant l’été 2024 d’en savoir davantage sur le sort d’Abram Goldsztajn. Mari de Chaja (sœur de Jankiel Wajsfelner) et papa de Suzanne, je savais que son arrestation à Paris où ils vivaient au 33 rue Palikao dans le 20e comme cordonnier salarié, que je supposais en 1941, avait été la cause de la fuite de sa femme et sa fille, sans ressources, à Soissons pour rejoindre les Wajsfelner au 15 rue de Saint Quentin. Mais j’ignorais encore le contexte de son arrestation. Sachant qu’il fut déporté dans le convoi n°2 du 5 juin 1942, il était plus que probable qu’il fut victime de l’une des deux premières rafles discriminées de Paris (uniquement des hommes juifs d’origine étrangère), sous ce prétexte fallacieux : « en surnombre de l’économie nationale ». Et c’est bien lors de la première rafle, dite du billet vert, commanditée par le SS Théodore Dannecker[1] que les autorités françaises (sous la direction du préfet de police, l’amiral François Bard : police municipale, police judiciaire et renseignements généraux) l’arrêtèrent le 14 mai 1941.

Abram était dans les radars de la préfecture de Police puisqu’il était fiché comme des dizaines de milliers juifs de Paris depuis le recensement de l’automne 1940.

Pour cette fiche du second recensement, juillet 1941, RECHERCHE jusqu’à ce que les services de la préfecture recoupent leurs informations, précisant qu’il était INTERNE (depuis mai 1941 au camp de Beaune-la-Rolande).
Pour cette fiche du second recensement, juillet 1941, RECHERCHE jusqu’à ce que les services de la préfecture recoupent leurs informations, précisant qu’il était INTERNE (depuis mai 1941 au camp de Beaune-la-Rolande).

Plus de 6000 juifs étrangers à Paris reçurent une convocation (sous l’apparence d’un billet de couleur vert), pour « vérification de situation ». Voici le texte du commissaire de Police pour le XIe arrondissement, envoyé aux personnes ciblées :

Monsieur X

Est invité à se présenter, en personne, accompagné d’un membre de sa famille ou d’un ami, le 14 mai 1941, à 7h. du matin, 2 rue Japy (gymnase), pour examen de sa situation. Prière de se munir de pièces d’identité. La personne qui ne se présenterait pas aux jours et heures fixés, s’exposerait aux sanctions les plus sévères.[2]

3 430 Juifs polonais, dont Abram, 123 Juifs apatrides et 157 Juifs tchèques vont être pris au piège de cette ruse en se rendant à ces convocations dans cinq établissements : hormis le gymnase de la rue Japy, la caserne des Minimes dans le 3e, la caserne Napoléon dans le 4e, 33 rue de la Grange aux belles dans le 10e et au 52 rue Edouard Pailleron dans le 19e. C’est probablement dans ce dernier qu’Abram fut convoqué. Lui, ancien volontaire étranger, engagé dans l’armée française en 1939, combattant sur le front en mai-juin 1940, échappant à l’encerclement de l’armée allemande lors de la débâcle, démobilisé, pouvait-il soupçonné la trahison de l’État Français ?

Cette rafle provoqua l’effroi des Juifs de Paris, surtout celui des femmes de ces infortunés. Des photographies retrouvées montrent le désarroi, l’anxiété des femmes de ces maris pris au piège et les transferts des lieux de convocation vers les lieux d’internement.

Son épouse Chaja, née Wajsfelner, et sa fille Suzanne l’accompagnaient-elles ? Comme ces femmes et enfants que l’ont voit sur ces photographies ?

Dans son journal, Jacques Biélinky[3] écrivait deux jours plus tard, le 16 mai : Emotion énorme dans la population juive par suite des internements massifs. Des milliers de femmes avec enfants restés sans soutien sont menacés de mourir de faim. De nombreuses femmes des internés sont allées chez les commissaires de police pour réclamer à manger.[4]

Le jour même de leurs arrestations, les Juifs sont emmenés à la Gare d’Austerlitz et répartis dans les deux camps d’internement du Loiret : Pithiviers et Beaune-la-Rolande. C’est dans ce dernier camp qu’Abram fut envoyé.

Source : Bundesarchiv, Bild 101I-250-0939-03A / Dieck / CC-BY-SA.
Sur une des fiches d’internement d’Abram Goldsztajn au camp de Beaune la Rolande, il est indiqué qu’il était affecté à la baraque 14. Sur ces photographies prisent par le CICR, à l’été 1941, nous voyons cette baraque sur le cliché en haut à droite.

Le dimanche 29 juin 1941, les autorités du camp autorisèrent les familles de rendre visite aux internés. Chaja et Suzanne s’y rendirent-elles ? Etaient-elles déjà parties pour Soissons ? Je l’ignore. Les quelques photographies qui montrent ces femmes et enfants retrouvant le temps d’un dimanche, un père, un frère, un oncle, furent pour la plupart arrêtées lors de la rafle du Vel ’d’hiv’, un an plus tard…

8 mai 1942. Pour préparer le convoi n°2[5] vers Auschwitz, le SS Théodore Dannecker regroupa 131 Juifs de Beaune-la-Rolande et 152 Juifs de Pithiviers pour les transférer au camp de Compiègne dans l’Oise. Abram en fit partie.

Le convoi n°2 était constitué de 1000 hommes juifs, quelques-uns parmi les précités et une grande majorité des 784 Juifs du camp de Drancy, transférés à Compiègne le 29 avril 1942. Abram est sur la liste de ce convoi qui s’ébranla le 5 juin 1942 à 9h30. Tous ces hommes avaient été arrêtés lors de la rafle du « billet vert » le 14 mai 1941 et la rafle du 20 août 1941.

Sa destination, Auschwitz, que le convoi DA-301[6] atteint le 7 juin. Tous reçurent à l‘arrivée un numéro de matricule. Abram reçut le n°38515.

Serge Klarsfeld, dans son Calendrier, indique que le 15 août 1942, dix semaines après leur arrivée, 78,3% de ces 1000 déportés avaient péri.

En consultant les archives du Musée d’État d’Auschwitz, disponibles désormais en ligne sur le site de l’International Center on Nazi Persecution de Bad Alrosen, le « Deathbook » d’Auschwitz, lors de la journée du 14 août 1942, mentionne qu’Abram Goldsztajn périt ce jour-là parmi 206 häftling (du typhus, d’épuisement ou tout autre mauvais traitement des SS ou des Kapo).

Abram réussit à survivre pendant dix semaines, du 7 juin 1942 au 14 août 1942, dans l’enfer du camp principal d’Auschwitz. Une question se soulève en calquant cette période d’internement à Auschwitz à celle de son beau-frère Jankiel Wajsfelner et de son neveu Charles Wajsfelner, arrivés au camp le 31 juillet 1942. Dans mes précédentes recherches, j’ai découvert avec certitude que Jankiel, au moins jusqu’en 1943 (voir mon article du 30 octobre 2021), et son fils Charles, au moins jusqu’au 19 aout 1942, étaient encore en vie. Ont-ils pu se voir, s’apercevoir, se soutenir face aux traitements inhumains subis ? Ce n’est pas impossible mais aucune preuve ne peut l’affirmer.

Page extraite du « Deathbook d’Auschwitz » des détenus décédés le 14 août 1942 [Musée d’Etat d’Auschwitz, en ligne sur le site des archives d’Alrosen.] Abram est sur la 9e ligne en partant du bas de la page. N° matricule 38 515.

[1] Représentant d’Adolf Eichmann en France, et chef de la section IV J de la Gestapo, chargée de la question juive.

[2] Serge Klarsfeld, Calendrier de la persécution des Juifs de France 1940-1944, éditions FFDJF, 2019.

[3] 1881-1943. Journaliste, Juif d’origine russe, tient un journal pendant l’occupation avec un sens aigu de l’observation, raconte les humiliations, les lois antijuives, les rafles jusqu’à son tour, lui aussi fut arrêté. Déporté dans le convoi n°52 vers Sobibor où il périt.

[4] Serge Klarsfeld, La première grande rafle – 14 mai 1941. Editions FFDJF, 2011.

[5] Premier convoi parti le 27 mars 1942 du camp de Compiègne.

[6] Code des services SS pour leurs courriers. DA signifie, dans toute l’Europe occupée : convoi de Juifs.

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About Stéphane Amélineau

Professeur documentaliste : Lycée ITG Val-de-Beauté à Joinville-le-Pont (94 - Val-de-Marne) de 1994 à 2001. Lycée Françoise Cabrini à Noisy-le-Grand (93 - Seine-Saint-Denis) de 2001 à 2007. Lycée de Saint-Rémy à Soissons (02- Aisne) de 2007 à 2018. Collège-Lycée Saint-Joseph à Château-Thierry (02 - Aisne) depuis 2018.
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