80 ans : La première rafle des Juifs de Picardie, 18-21 juillet 1942

21 juillet 1942, le chef d’escadron Le Dall, commandant de la compagnie de gendarmerie de l’Aisne, en bas d’une liste de 65 juifs, signe et saigne le destin de dizaines de familles. Il n’avait pas forcément connaissance du devenir de ces innocents. Mais sa responsabilité à les arrêter ; parce que nés dans un lit plutôt qu’un autre, de surcroît aux nationalités étrangères, avait-elle écorché sa conscience ?

Retranscription de la liste avec annotations.

80 ans après, les indubitables faits appellent ou rappellent à notre Mémoire collective que cette première vague d’arrestations en masse des Juifs de France avec femmes et enfants ne s’était pas limitée à la capitale et sa banlieue mais à toutes les provinces de la zone occupée. L’irréparable Rafle du Vel’ d’Hiv ne peut et ne doit occulter l’abominable volonté des autorités occupantes, avec l’aide du gouvernement de Vichy et ses forces de police, à arrêter, regrouper, interner et déporter des milliers de personnes vers un dessein judéocide. Cette odieuse opération était la conséquence des accords négociés le 2 juillet 1942, sous l’autorité de leurs gouvernements respectifs, entre Carl Oberg (officier supérieur de la SS et chef de la police allemande en France) et de René Bousquet (secrétaire général à la Police de Vichy) dans un cadre terriblement plus vaste mis en œuvre à l’échelle continentale : « La solution finale de la question juive en Europe ».

En Picardie, la chaine de commandement ; sous la vigilance zélée de la SD-Sipo de Saint-Quentin (siège de la SS pour la région picarde), de la préfecture régionale (à Laon – Aisne) aux binômes de gendarmes pour appliquer le « ramassage des Juifs » en peu de temps fut terriblement efficace.

Alors qu’à l’aube du 16 juillet 1942, la « Solution » faisait son œuvre à Paris, le préfet régional de Picardie, Pelletier[1],  reçut ce jour même de la Sipo-SD, la liste des juifs étrangers à arrêter dans l’Aisne, l’Oise et la Somme, comme convenu dans l’accord Oberg-Bousquet.

L’opération doit être achevée au plus tard le 21 juillet à 15h.  Des instructions précises signalent que devront être arrêtés les juifs apatrides (autrichiens, allemands déchus de leur nationalité) ou de nationalités étrangères (principalement polonaises, russes, tchèques…) âgés de 16 à 60 ans, seront rassemblés à Laon, siège de la préfecture régionale. Les Juifs seront transférés le 21 juillet à Nancy (Drancy). En ce qui concerne les enfants qui resteraient éventuellement, c’est uniquement « L’Association obligatoire des Juifs » [UGIF, un seul bureau implanté à Amiens] qui devra s’en charger en premier soin. Si dans cette commune cette association n’avait pas de représentant, la police devra désigner un juif restant [non inscrit sur les listes des juifs déportables lors de cette rafle] qui sera responsable des soins à donner à ces enfants. Une intervention de la Croix Rouge Française n’est pas désirable et ne sera pas tolérée. Les Juifs qui auront été désignés pour prendre en charge ces enfants devront m’être signalés[2].

Pelletier transmit ses ordres aux préfets départementaux de l’Aisne, de l’Oise et de la Somme, puis aux sous-préfets d’arrondissements avec les listes jointes des Juifs à arrêter (nom, prénom, date de naissance, adresse du domicile) ; listes établies à partir des recensements effectués en octobre 1940 et juillet 1941. Elles furent ensuite confiées les 17 et 18 juillet 1942 aux forces de gendarmerie en charge d’exécuter l’opération. Tout était implacablement prêt.

A l’aube des 19 et 20 juillet, des familles furent réveillées sous les coups frappés à leur porte. A chaque fois qu’une porte s’ouvrait, un destin basculait ; des parents arrachés à leurs enfants, des couples séparés, des « au revoir », les avait-on persuadé, gémis dans les larmes. Pour la quasi-totalité des juifs arrêtés ces 19 et 20 juillet 1942 en Picardie, ce fut en réalité un dernier regard sur leurs proches qu’ils emportèrent jusqu’à leur dernier souffle de vie dans l’enfer des camps d’extermination nazis.

D’Amiens à Soissons, de Compiègne à Saint-Quentin, 65 juifs [sur 79 prévus] furent arrêtés et rassemblés à Laon avant d’être transférés le 21 juillet 1942 au camp de Drancy en banlieue parisienne.

Le préfet de l’Aisne « s’honore » d’informer les autorités de Vichy, ce même 21 juillet :

J’ai l’honneur de vous rendre compte de ce que, par note du 16 juillet courant, M. le préfet régional a été invité par les autorités de police allemande (Sicherheitspolizei-Kommando de Saint-Quentin) à faire procéder à l’arrestation et au rassemblement à Laon, pour aujourd’hui, des Israélites de nationalité étrangère, résidant dans les trois départements de la Somme, de l’Oise et de l’Aisne, soit un total de 79 personnes.

Conformément à ces instructions, ces opérations ont été effectuées par les soins de la gendarmerie française et, ce matin, 65 Israélites se trouvaient rassemblés à Laon, dans un local que j’avais prévu pour les accueillir.

Un certain nombre d’Israélites qui avaient réussi à s’enfuir n’ont pu être appréhendés ; certains autres ont été, pour des raisons de santé, dans l’impossibilité de se rendre à Laon. [Gitla Redlich et Sarah Lewenberg d’Amiens]

J’ai, d’autre part, obtenu la libération sur place de Mme Wojaberg[3], naturalisée française depuis 1933 et qui avait été portée à tort sur la liste remise par les autorités d’occupation.

Une autre personne, Mme Lewkowicz, a été hospitalisée l’Hôtel-Dieu de Laon, à la suite d’une visite médicale qui a conclu à l’impossibilité de la transporter.

Après une distribution de vivres, les 63 Israélites ont été embarqués dans deux wagons spéciaux et dirigés à 11h15 sur Drancy, sous escorte de la gendarmerie française.

Les autorités allemandes ont, en effet, fait connaître ce matin même qu’elles ne pouvaient pas assurer elles-mêmes ce transfert, comme l’avaient cependant précisé les instructions du service de la Sicherheitspolizei.

J’ajoute que, cet après-midi, deux Israélites de Soissons ont pu être retrouvés et leur transport vers Drancy a été immédiatement effectué. Les diverses opérations qui font objet de ce présent compte rendu n’ont donné lieu à aucun incident.

Le préfet délégué [4]

Derrière chaque nom de cette liste signée par le gendarme Le Dall, un trajet sans retour les attendait.

Derrière chaque nom de cette liste, une tragédie, un destin écarté d’un monde qui ne voulait plus leur laisser la moindre place.

Derrière chaque nom de cette liste, il y avait une vie.

Derrière chaque nom de cette liste, il y avait un visage et que j’ai tenté, 80 ans après, de rassembler dans les limites des connaissances et des recherches effectuées ces dernières années.

Un visage, c’est comme un nom et un prénom que chaque être porte, il fait partie intégrante de la personnalité et de la dignité de l’individu.

Ne serait-ce que quelques minutes de votre temps, posez votre regard sur le leur, ou lisez les noms des portraits encore anonymes à notre mémoire collective.

Passants et lecteurs de cet article sur le web, aidez-nous, si vous le pouvez ou si cela concerne un de vos proches, à enrichir notre connaissance, à nous transmettre une photographie… Elles seront confiées par mes soins au Mémorial de la Shoah.

Ce simple geste permet de redonner une humanité à vos semblables d’antan dont les corps furent brûlés et les cendres dispersées aux vents ou aux courants des rivières de ces terres de misère de la Shoah.

Stéphane Amélineau – Château-Thierry, 10 juillet 2022

Sources photographiques :

Collections particulières, Stéphane Amélineau

Archives du Mémorial de la Shoah (Paris).

Archives de Yad Vashem (Jérusalem)

Sources documentaires :

Archives départementales de l’Aisne, de l’Oise, de la Somme.

Archives nationales (Pierrefitte).

Archives du Mémorial de la Shoah (Paris).

Archives du Musée d’Etat d’Auschwitz.

Travaux de recherche sur la Shoah, au niveau local, réalisés :

Pour la Somme, David Rosenberg et Martine Vasse

Pour l’Oise, Françoise Leclère-Rosenzweig

Pour l’Aisne, Robert Attal, Dominique Natanson, Stéphane Amélineau, les élèves du lycée Joliot Curie à Hirson, Elise Armand pour Saint-Quentin.

Les remarquables travaux de Frank d’Almeyda et de Frédéric Viey Histoire des Communautés Juives
Du Nord et de Picardie
, consultable en ligne sur le site des Archives de la Somme.


[1] Décret n° 1422 du 12 mai 1942 portant nomination de préfets régionaux [Journal Officiel de l’Etat Français du 27 mai 1942]

[2] Archives AJ 38-5076-5078

[3]. Chasia Wajnberg, d’après le Mémorial de Serge Klarsfeld. Elle sera finalement arrêtée avec son mari, Aron, et leur fils Jean (8 ans) lors de la rafle du 4 janvier 1944. Ils seront déportés dans le convoi no 66 du 20 janvier 1944.

[4]. Archives départementales de l’Aisne, cote 11431.

A propos Stéphane Amélineau

Professeur documentaliste : Lycée ITG Val-de-Beauté à Joinville-le-Pont (94 - Val-de-Marne) de 1994 à 2001. Lycée Françoise Cabrini à Noisy-le-Grand (93 - Seine-Saint-Denis) de 2001 à 2007. Lycée de Saint-Rémy à Soissons (02- Aisne) de 2007 à 2018. Collège-Lycée Saint-Joseph à Château-Thierry (02 - Aisne) depuis 2018.
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2 commentaires pour 80 ans : La première rafle des Juifs de Picardie, 18-21 juillet 1942

  1. LandMaus dit :

    « Chasia Wajnberg, d’après le Mémorial de Serge Klarsfeld. Elle sera finalement arrêtée avec son mari, Aron, et leur fils Jean (8 ans) lors de la rafle du 4 janvier 1944 » : le mari de Chasia : Benjamin, leur fils : Jean-Louis

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