Des enfants de la Shoah de la famille Liwer-Ehrenkranz et leurs descendants réunis pour la première fois à Soissons, 75 ans après.
Seconde partie
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Rendez-vous
Au pied de la stèle d’un monument aux morts, derrière la cathédrale de Soissons, au milieu d’un grand parking faisant office de place du marché deux fois par semaine, les membres de la famille Liwer arrivent en grappe sur le lieu de notre rendez-vous pour midi. Je me dirige vers le groupe dont je reconnais Marc et Liliane entourés de visages de tout âge que je découvre enfin. Enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants, neveux, nièces, cousins germains sur trois générations de la famille Liwer dont le nom est gravé sur cette fameuse stèle rendant hommage aux victimes de la barbarie nazie.

Stèle de Soissons [Photographie Rodolphe Liwer]Germaine « Brucha » Ehrenkranz (née Liwer, colonne 1, 7è nom en partant du bas). Sylvia Liwer, 3è colonne, 4è nom en partant du haut. Avraham « Abraham » (Adolphe) Liwer, 4è nom après celui de sa soeur Sylvia. Une erreur sur sa date de décès. Adolphe a été assassiné le 13 août 1942 et non le 18.
Je me présente à eux et leurs premiers mots à mon endroit préludent d’une journée qui ne sera pas comme les autres, pour eux comme pour moi. J’aperçois alors ma chère Lisette, arrivée d’Israël. Nous tombons dans les bras l’un de l’autre. Son éternel chapeau posé sur sa crinière rousse, ses petits yeux plissés laissant toujours glisser une lumière pétillante de jeunesse et d’espièglerie. Elle s’est apprêtée avec coquetterie dans une tenue rouge et noire élégamment portée.

Rendez-vous derrière la Cathédrale [Photographie Rodolphe Liwer].

Jean-Claude Liwer et son épouse en pleine discussion avec la cousine Lisette. [Photographie Rodolphe Liwer].

Mes retrouvailles avec Lisette.
Les présentations s’enchainent dans un tourbillon de noms où je tente de reconstituer dans ma mémoire la généalogie de cette famille tant étudiée dans mes travaux de recherche depuis des années :
Je suis le fils de… la fille de… le neveu de… le petit-fils de… l’arrière-petite-fille d’untel…
Avec un peu de temps pour que mes synapses mémorielles reconnectent les informations, j’arrive à recomposer les filiations dans mon esprit. La chose n’est toutefois pas aisée car ils étaient dix frères et sœurs entre 20 et 40 ans au moment de la Shoah. Commençons par les « enfants », les cousins, contemporains de l’occupation allemande à Soissons. C’est la dernière génération encore présente aujourd’hui dans cette incroyable rencontre, témoins oculaires de la Nuit : Lisette, bien sûr, doyenne de ce rassemblement, née en 1936, fille de Jacques Ehrenkranz et de Germaine, née Liwer. Nicole, née en 1940, se déplace dans un fauteuil roulant électrique dont la vitalité de son caractère est inversement proportionnelle à ses handicaps. C’est la fille de Germaine Frenkiel et de Robert Liwer, le fameux évadé des WC de la gendarmerie de Soissons, le 20 juillet 42.

Nicole, née en 1940, fille de Robert Liwer, et Marc Liwer, petit-fils de Robert Liwer et neveu de Nicole. [Soissons le 9 juin 2019, photographie Rodolphe Liwer]. En médaillon, Robert Liwer en 1940 au camp de Barcarès lors de la préparation militaire pour le front des engagés des 21e, 22e et 23e Régiments de Marche des Volontaires Étrangers [Fonds Lisette Gal-El/Ehrenkranz/Liwer].
Liliane, étincelante Liliane, née en 1940, que j’ai eu le plaisir de rencontrer une première fois en 2018 à Paris. Je suis honoré aussi de rencontrer Laurent, frère de Liliane, lui aussi né en 1940 ; fille et fils de Benjamin Liwer qui en 1942 recueillit Jacques Ehrenkranz à son domicile de Lyon pour se remettre de ses lourds traitements subis à l’hôpital militaire du Val-de-Grâce. De là il plongea dans la clandestinité quand il apprit que sa femme fut arrêtée à Soissons et déportée vers l’inconnue … Laurent et son épouse Françoise me dévoileront au cours de la journée de précieuses anecdotes sur Jacques Ehrenkranz lorsqu’ils le rencontrèrent à Eilat en Israël dans les années 1960.

Au premier plan, Liliane, née Liwer et Laurent Liwer avec, derrière eux, leur cousin et leur cousine, Jean-Claude et Lisette. [Soissons, 9 juin 2019. Photographie Rodolphe Liwer].
Arrive Jean-Claude, né en 1945, fils de Simon Liwer. Cher Jean-Claude, sans lui, cette journée n’aurait jamais pu s’organiser. Il fait partie de ces hommes que l’on rencontre rarement dans une vie. Un homme à qui vous pouvez donner votre confiance sans confession… Je n’oublierai jamais son regard souriant lorsqu’il m’ouvrit pour la première fois la porte de son appartement avec une bienveillance à convertir les plus sceptiques. Ajoutez à cela ce supplément de culture et d’humanisme qui acheva de me séduire dès notre premier entretien en 2018. De plus, qu’il me pardonne, lors de cette première entrevue à son domicile, j’avais l’impression de converser avec Primo Levi tellement les traits de son visage ressemblent à si méprendre au grand écrivain à l’automne de sa vie.

Primo Levi à gauche et Jean-Claude Liwer lors de notre première rencontre en 2018.
Un autre regard intense où l’estime se dispute à la curiosité, une autre main chaleureuse se tend vers moi à l’ombre de la stèle : Denise Liwer, épouse de Michel, le fils aîné de Robert Liwer, le cousin-copain comme cochon du frère de Lisette qui ferma les yeux une dernière fois à 14 ans, en 1948. Daniel, le frangin de la « petite rouquine » et son cousin Michel étaient tous deux nés en 1934 et grandirent à Soissons jusqu’en 1942.
Une femme, dont la gentillesse se lit à livre ouvert sur son visage, se dirige également vers moi. Dans un sourire si aimable elle se présente à moi :
Je suis Brigitte la fille de Jacques Liwer. C’est en lisant votre livre que j’ai appris qu’on appelait mon père « Petit Jacques ».
Brigitte est née en 1954, la plus jeune des enfants de Jacques Liwer. Elle n’a guère connu son papa. Elle avait 3 ans quand il décéda. Jacques Liwer survécut à la Shoah en tant que prisonnier de guerre dans un stalag allemand et un interminable internement de 1940 à 1945. Les conventions de Genève de 1929 lui épargnèrent la déportation vers les camps de la mort. Mais de cela, à l’époque, il l’ignorait comme la plupart de ses coreligionnaires qui étaient dans sa situation.

A gauche, Jacques « petit Jacques » Liwer sur un marché avant la guerre [Fonds Lisette Gal-El/Ehrenkranz/Liwer]. A droite, sa fille Brigitte à Soissons le 9 juin 2019 [Photographie Rodolphe Liwer].
C’est au tour des petits-enfants qui, pour la plupart, ont mon âge (40-50 ans). Marc Liwer, petit-fils de Robert Liwer, que je retrouve avec une joie à peine contenue. Ma première rencontre avec lui un an plutôt dans son restaurant à Ménilmontant (cf. 1ère partie) et sa profonde reconnaissance sur mes travaux resteront gravées à jamais dans ma mémoire. On me présente ensuite celui qui a tenu à faire Berlin-Soissons-Berlin en moins de 72 heures pour cette rencontre exceptionnelle : Alain le petit-fils d’Avraham/Adolphe Liwer. C’est la première fois qu’il découvre ses cousins. En lui serrant la main, j’ai cru faillir sous l’émotion… J’ai bataillé tellement de nuits et de jours pendant ces sept dernières années pour connaître la vérité sur l’itinéraire de son aïeul jusque dans cette terre maudite de la Haute-Silésie pendant la guerre.… Son grand-père a été le premier de la famille Liwer à être arrêté en aout 1941 comme Juif, puis déporté à Auschwitz dans le convoi n°3, le 22 juin 1942. Il vivait alors à Soissons, puis Crouy, depuis 1935. C’était un ami très proche d’une autre famille juive du Soissonnais qui m’est devenue chère également, les Lewkowicz. J’y reviendrais…

En discussion avec Jean-Claude Liwer, Alain, à gauche, venu de Berlin pour cette rencontre. En médaillon, son grand-père Avraham/Adolphe Liwer en 1940. Un an avant son arrestation le 21 août 1941 et deux ans avant sa déportation vers Auschwitz le 22 juin 1942. [Photographies : Rodolphe Liwer / Fonds Lisette Gal-El-Ehrenkranz-Liwer].
Enfin, les arrière-petits-enfants Liwer dont la plupart ont l’âge de mes collégiens et lycéens. Tout le monde est enfin rassemblé. Le ciel encombré de nuages voile un soleil à son zénith. Les 28 membres de la famille me suivent pour nous rendre à pied vers le restaurant réservé. Une belle tablée dressée en U nous attend au Saint-Jean, rue Neuve de l’Hôpital.
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Au restaurant

Trois générations de la famille Liwer dans un restaurant de Soissons. 9 juin 2019 [Photographie Rodolphe Liwer].
Placé à côté de Lisette, nous échangeons souvenirs et photos. J’en profite pour lui confier les deux derniers chapitres récemment achevés pour la biographie de son père. Elle est en cours de rédaction depuis plus d’un an et je devrais pouvoir la finir d’ici 2020 à la lumière des centaines de feuillets d’archive que j’ai pu rassembler depuis plus de six ans concernant exclusivement « l’odyssée » de son papa entre 1903 et 1977. Lisette me met sur la table une photo inédite à mes yeux de son père au stalag, avant sa paralysie des jambes. Elle immortalise un moment de détente dans ce camp de prisonniers de guerre en Autriche (Stalag XVII A). Jacques/Jacob Ehrenkranz (à gauche) et un camarade, grimés mi-femme mi-sumo, dansent au rythme d’un orchestre improvisés par des camarades avec leurs mains qui battent la mesure et leurs flutes de pan bricolées… Cette photographie, sans indication au verso, date selon moi de l’automne 1940, pas plus tard. Il fut victime ensuite d’une paralysie des jambes à cause de travaux exténuants à détourner un cours d’eau en plein hiver, le 12 décembre 1940.

Jacques/Jacob Ehrenkranz, debout à gauche et dansant avec un camarade devant d’autres amis prisonniers de guerre, au Stalag XVII A en Autriche à Kaisersteinbruch. [Fonds privé : Lisette Gal-El/Ehrenkranz/Liwer].
Pendant que l’on sert l’apéritif, je me lève et me déplace pour dire un mot à chacune des personnes attablées ou montrer quelques-unes des archives photographiques que j’ai récoltées sur leur famille au cours de mes investigations avant et pendant l’occupation de l’Allemagne nazie.
L’une d’elle me prend le bras et me dit :
« Auriez-vous penser qu’un jour, grâce à vos infatigables recherches, vous permettriez à une famille rescapée de la Shoah de se retrouver, se réunir sur trois générations, ici à Soissons plus de 75 ans après que mes oncles et tantes aient été arrêtés ici ? »
« Non madame, la première fois que j’ai lu le nom de votre famille dans une archive en 2012, c’était totalement impensable pour moi… Je ne cherchais alors que des ressources originelles pour un travail de Mémoire pour mes élèves. »
« Nous avons beaucoup appris sur notre famille pendant la guerre en lisant votre livre. Il était important pour nous de vous rencontrer, ici même. J’étais un bébé quand mes parents nous emmenaient en vacances à Soissons chez mon oncle Jacques ».
Quelques sanglots impromptus étranglant ma glotte me font échapper de ma bouche un à peine audible « merci ».
Avant d’entamer l’entrée, Jean-Claude avait préparé un petit discours… Je rejoins ma place près de mon inénarrable voisine :
Qui aurait pu penser il y a encore quelques mois que nous serions là, tous réunis en famille! J’ai deux informations préalables à vous communiquer :
1ère information : Pour immortaliser cette réunion j’ai demandé à mon fils Rodolphe d’être notre photographe officiel.
2ème information : Nous souhaitons finir de déjeuner avant 14h30 de façon à réserver le plus de temps possible à la visite que Stéphane a préparée. J’aimerais qu’on puisse la faire complètement en allant jusqu’à Crouy où habitait Adolphe et Thérèse Liwer. Crouy est à quelques kilomètres de Soissons.
Pour économiser du temps, mon discours sera court. Trois mots seulement :
Le 1er mot sera pour dire merci à tous ceux qui sont là ! Presque tous nos aînés sont représentés. Dire merci en particulier à ceux qui viennent de loin ! Lisette de Tel Aviv et Alain de Berlin. C’est quand même extraordinaire. Tout un symbole même ! Merci à eux.Merci également aux plus jeunes (leur âge démarre à 14, 15 ou 16 ans jusqu’à 25 ans et plus). Ils sont huit arrière-petits-enfants, présents aujourd’hui. C’est extraordinaire. D’autant qu’à ma connaissance tous sont volontaires. On ne les a pas forcés à venir. Ils ont le sens de la famille sans doute. Merci enfin à Stéphane puisque sans lui nous ne serions pas là !
Le 2ème mot est un peu plus long. C’est une journée en mémoire de nos aînés mais c’est aussi un moment en hommage à Stéphane. A Stéphane et à son travail. Depuis de nombreuses années il enseigne la Shoah à ses étudiants, il fait des conférences sur le sujet dans sa région, il écrit des livres. « La Shoah en Soissonnais » par exemple. C’est un homme étonnant. Une personnalité modeste et exceptionnelle. D’ailleurs je vais vous lire quelques lignes de sa prose. Alors que je ne connaissais pas encore Stéphane en 2017, j’ai découvert, par hasard, sur Internet, quatre lettres que Stéphane adressait à Lisette en 2016. J’ai extrait quelques lignes d’une de ces lettres qui mettent en évidence les qualités de cœur extraordinaires de Stéphane et l’origine de ses engagements et de son combat pour la mémoire de la Shoah. Écoutez les quelques mots de Stéphane s’adressant à Lisette en 2016:
« Depuis notre première rencontre en 2013 et notre correspondance régulière, entre votre ville de Ramat-Gan en Israël et mon village de Pavant en France, une sincère amitié s’est tissée entre la survivante octogénaire et le goy quadragénaire qui veut apprendre et transmettre depuis qu’il a mis le doigt, un jour d’hiver 2012, sur la persécution des Juifs du Soissonnais entre 1940 et 1944. »
Il ajoute :
« Issu d’une famille d’origine vendéenne, que rien ne raccroche à la Shoah, à part mon indignation et la volonté de transmettre aux jeunes les dégâts irréparables de l’intolérance, du racisme et de l’antisémitisme. »
Quand j’ai lu ces lignes en 2017 je ne connaissais pas encore Stéphane. Je lui ai écrit pour le remercier. Cela vaut que nous soyons là, réunis aujourd’hui ! Cela m’a aussi permis de renouer un lien avec notre cousine Lisette que je ne connaissais pas (je l’avais vu lorsque j’étais enfant à 4 ou 5 ans).
Le 3ème mot c’est pour vous dire que nous avons ensemble décidé de faire plaisir à Stéphane. On a tous décidé de lui offrir un billet d’avion pour Israël puisque nous savions qu’il avait décidé de partir pour Israël à la fin de l’année. Ce n’est pas le billet d’avion parce que nous ne connaissions pas ses dates précises de départ et de retour. Mais c’est la valeur correspondante. Je lui remets maintenant notre modeste cadeau.
En complément de ce cadeau j’ai préparé une jolie carte sur laquelle j’ai mis un petit mot, et où chacun pourra mettre sa signature et plus si affinités.
Voilà j’en ai terminé. Je remercie tout le monde à nouveau. Et bon appétit.
Au fil des mots écoulés dans la voix posée de Jean-Claude, je serrais les dents pour ne pas tressaillir. Ce qu’il déclama avec une profonde sincérité et une touchante simplicité était bien plus qu’un homme ne peut supporter sans faillir sous l’émotion…
Repas fini, nous quittons le restaurant. Commença alors sous ma conduite le parcours à pied en centre-ville, aux adresses où vécurent les Liwer-Ehrenkranz, leurs amis, l’ancienne gendarmerie de Soissons où trois des leurs furent rassemblés lors de l’irréparable nuit du 19/20 juillet 1942 avant le transfert vers Drancy, puis Auschwitz de Sylvia et de Germaine, tante et maman de Lisette et de cousins cousines présents aujourd’hui. Nous clôturons cet itinéraire en nous rendant à l’église Saint-Pierre, ouverte deux fois par an pour les commémorations des déportés et des victimes de la Barbarie nazie où le maire actuel, monsieur Crémont et l’ancien député maire, monsieur Lefranc, souhaiteront saluer et honorer de leur présence cette famille rassemblée.
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Itinéraire de Mémoire
Trêve de mots. Parcourons en photographies commentées ces allers et retours entre passé et présent, entre les années 1935-1942 et aujourd’hui. Merci beaucoup à Rodolphe Liwer pour tous ces beaux instantanés qu’il m’autorise à publier ici pour relater cette journée exceptionnelle ; celle d’un itinéraire de Mémoire retrouvée et honorée pour cette étonnante et inoubliable famille.
Ping : 9 juin 2019. Chronique d’une rencontre exceptionnelle. (1ère partie) | itinéraires de Mémoire sur la Shoah