Avant-propos :
En tombant sur des articles de mon site internet « Itinéraires de Mémoire sur la Shoah », Marc Szpiro, me contacta. Il est né en 1957, vivant dans le sud de la France, descendant d’une famille dont plusieurs membres ont péri pendant la Shoah. Il est issu d’une lignée juive très modeste de culture yiddish qui fuit les brimades antisémites d’une Pologne renaissante après la Première Guerre mondiale. Comme pour beaucoup de juifs polonais, les membres de sa famille n’hésitèrent pas à s’exiler vers l’eldorado français. Ils s’y intégrèrent en travaillant dur sans ressentir l’once d’une manifestation hostile de la société civile. Ils vécurent libres et heureux, confiants en l’avenir, respectueux des lois et de l’État sur cette terre d’asile jusqu’à la trahison du gouvernement de Vichy à partir de 1940.
Après avoir découvert des archives de sa famille, Marc Szpiro souhaitait mon aide pour décrypter ces documents inédits à la mémoire collective et profondément douloureux pour la mémoire de ses proches. Je lui promis de faire des recherches complémentaires sur son grand-père, ses oncles, grands oncles ou lointains cousins qui ont été assassinés ou déportés ; destins singuliers fauchés par la « grande » Histoire. Cette première monographie est la synthèse des sources que je suis allé consulter et vérifier à Paris ou que monsieur Szpiro m’a confiées en copies numérisées pendant l’été 2017.
22 heures, 14 décembre 1941. Un homme sait qu’il va mourir sous le feu d’un peloton d’exécution de soldats allemands le lendemain matin. Quelques heures plus tôt, il fut transféré du camp de Drancy avec une quarantaine de juifs, tous des hommes, à la prison du Cherche-Midi. Dans le froid de sa cellule, l’âme asséchée d’un être sans horizon, il se penche sur des feuilles blanches aux lignes encore vides. Il commence à rédiger son ultime courrier à sa femme, Pauline/Perla, et à sa famille :
Chère Pauline et chère famille
Je t’écris aujourd’hui la dernière fois. On nous [a] amené de Drancy à la prison du Cherche-Midi, et on sera fusillé. Vous savez bien que je suis innocent, et je m’adresse à vous d’aller chercher mon droit. Tout le monde sait donc, que je suis innocent ; que je ne me suis jamais mêlé dans la politique. J’ai été toujours un citoyen loyal ; et je ne savais jamais ce que [illisible]…
Et maintenant vous voyez je serai fusillé, pourquoi je ne sais pas. Et je n’avait aucun pressentiment.
Chère Pauline, nous avons demandé la permission de voir notre famille mais je ne suis pas certain, qu’on nous accordera cette faveur.
Je te demande ma chérie de ne pas pleurer, car je suis innocent. Quand on m’a amené à Drancy c’était à cause d’une dénonciation dont je ne sais aucune chose.
Et maintenant on m’a fait sortir de Drancy pour me fusiller innocemment quand le vrai coupable se trouve en liberté. […][1].

Israel Eszenbaum et son épouse Pauline/Perla, née Zagiel. A Paris, fin des années 1930. [Collection particulière].
En cet automne 1941, les ordonnances de l’occupant allemand et les lois du gouvernement de Vichy avaient, dès septembre 1940, relayé les Juifs au ban de la société. Depuis avril 1941 des mesures s’acharnaient tout particulièrement à l’encontre des hommes juifs d’origine étrangère de plus de 18 ans, nés dans les territoires occupés par les nazis depuis 1938. Déjà, en mai puis en août 1941, deux grandes rafles se déroulèrent à Paris, embarquant ces hommes pour les interner dans les camps du Loiret, à Compiègne, à Pithiviers ou, depuis le 20 août 1941, au camp de Drancy. Ils étaient livrés aux autorités allemandes par la police française de Vichy. Ce n’était pas encore dans le cadre de la solution finale de la question juive en France, mais environ 8 000 hommes juifs étaient déjà arrêtés ; un « réservoir » humain dans lequel les Allemands pouvaient puiser pour en exécuter en cas de représailles des attentats commis contre des soldats ou des officiers de leur armée.
L’invasion des troupes hitlériennes suivies des commandos d’extermination de la SS en territoire soviétique le 22 juin 1941 dans leur campagne anti judéo-bolchévique encouragea des résistants en France à attenter à la vie des soldats de la Wehrmacht. La répression ne se fit pas attendre et se radicalisa avec la question des otages. Dès le 22 août 1941, au lendemain d’agressions commises, le général Otto von Stülpnagel, commandant en chef des forces allemandes [Militärbefehlshaber in Frankreich (MBF)] ordonnait :

Source : wikimedia commons.
Le 16 septembre 1941, écrit l’historien Dominique Tantin[2], ce qu’il est convenu d’appeler le décret Keitel (Feldmaréchal, chef de l’Oberkommando der Wehrmacht, OKW) relaya les directives de Hitler à tous les responsables des régions occupées : dans tous les cas de révolte contre les forces d’occupation allemandes, il y a lieu, quelques puissent être les conditions particulières, de conclure à des origines communistes […] dans de tels cas, on peut généralement considérer la peine de mort pour 50 à 100 communistes comme le châtiment convenable pour la mort d’un soldat allemand. L’effet de terreur doit être accru par la méthode d’exécution. Cette directive fut déclinée en France le 28 septembre 1941 par la promulgation du Code des otages du MBF placé sous l’autorité de Otto von Stülpnagel : faute de pouvoir arrêter les coupables, l’occupant décida de représailles massives en priorité contre les communistes et les Juifs déjà incarcérés, innocents des faits, mais « idéologiquement coupables ».
En octobre 1941, un coupable idéal parmi tant d’autres fut arrêté. Il s’appelait Israel Eszenbaum. Pour l’historien, un nom sur un état civil ou dans un rapport de police, un nom sur une fiche d’internement ou sur la stèle des 1009 fusillés du Mont-Valérien. Pour Marc Szpiro qui me contacta, c’était un grand-oncle qu’il ne connaît que dans des discussions lacunaires avec ses proches. Mais qui était-il vraiment ? Recoupons les informations archivistiques et les témoignages de ses descendants.
Israel Eszenbaum est né à Varsovie le 23 novembre 1909, sujet de l’empire russe puisque la nation des Poles avait été rayée des cartes depuis le partage du territoire en 1795 entre le Tsar, le Kaiser, et l’empereur d’Autriche. En 1918, le 10 novembre, Mosek et Jelem Eszenbaum, ainsi que leur fils Israel âgé de 9 ans, virent se restaurer l’indépendance de la Pologne. Dans ces bouleversements de la renaissance du pays, un nationalisme exacerbé oint d’un antisémitisme toujours présent depuis les pogroms de la fin du XIXe siècle ne présageaient rien de bon pour les 3 millions de juifs de Pologne. A Varsovie la famille de sa future épouse, les Zagiel-Szpiro-Celemencki et bien d’autres juifs de culture yiddish vivaient retranchées. La vie était encombrée de difficultés, des gens simples avec peu de moyens, cantonnés dans leurs métiers artisanaux et ancestraux. Les Eszenbaum étaient un peu plus aisés, lettrés, et Israel put faire quelques études. Il se maria très jeune, en 1927, à Perla, née dans la capitale polonaise le 26 septembre 1906.
De l’autre côté de l’Europe, était lancé un appel à la Main-d’œuvre pour reconstruire une terre dévastée sur son quart nord-est par le premier conflit mondial. Elle était garante en Droit des libertés de chacun. Une nation ouvrait ses bras aux migrants et aux persécutés : la France. Comme beaucoup de ses compatriotes juifs polonais, Israel quitta sa terre natale pour venir travailler et vivre libre à Paris. Il entra officiellement en France le 3 août 1934, nanti d’un passeport polonais et visé par le consul français. Il retrouva enfin sa femme qui l’avait précédé en 1931. Elle se prénommait désormais Pauline. Ils se remarièrent pour officialiser légalement leur union en France, le 1er décembre 1934 à Paris.
Israel Eszenbaum était un homme pondéré, d’une gentillesse à toutes épreuves, respectueux, poli, pas rancunier pour un sou, se désintéressant de la politique. En s’installant à Paris, il s’était associé à Mme Malka Krwawink dans une fabrique de gants au 21 rue de la Marne (19° arrond.). Un peu plus tard, et jusqu’à son arrestation, il travailla comme fourreur pour le compte d’Orenstein au 2 Faubourg Poissonnière. D’après les rapports de la police, les Eszenbaum firent l’objet, en octobre 1934, d’une mesure d’expulsion car ils avaient refusé de donner le nom de la personne qui leur fournissait du travail à domicile. Ils avaient pour ordre de quitter la France le 9 janvier 1935. Ils restèrent, et pendant 6 ans semble-t-il, il n’y eut pas de suite. Ils demeurèrent au 39 rue des Gravilliers dans le 3° arrondissement. Ils vivaient simplement et travaillaient beaucoup. Leur temp libre, le dimanche, était consacré aux réunions de familles autour d’un bon repas. Ils aimaient tant se balader sur les boulevards parisiens, flâner devant les vitrines des célèbres magasins. A leur grand regret Israel/Jean et Perla/Pauline ne purent avoir d’enfant. Ils reportèrent toute leur affection sur leurs neveux (Pauline avait trois sœurs et trois frères). Ils s’épanouissaient à s’égayer avec eux, rire, jouer au square du Temple.

De gauche à droite : Israel Eszenbaum, sa femme Pauline née Zagiel, une cousine Zagiel, sa belle-sœur Sura/Suzanne Zagiel, sa belle-sœur Kajla née Zagiel et son beau-frère Motel Szpiro (mari de Kajla) au square du Temple, années 1930. [Collection particulière].

Israel Eszenbaum, son père Mosek et Pauline sur les boulevards parisiens, années 1930 [Collection particulière].

Israel Eszenbaum, sa mère Jelem et Pauline sur les boulevards parisiens, années 1930 [Collection particulière].
Aux cours de ces années 30 à Paris, ils se sentaient libre dans ce pays qu’ils voulaient embrasser loyalement. Aucune marque d’antisémitisme n’était venue assombrir leur quotidien. Les communautés, certes, n’interféraient pas entre elles. Dans le square, les juifs yiddish, les italiens, les français ne se mélangeaient pas mais se respectaient. Les enfants faisaient souvent fi de ces différences bien qu’entre eux ils pouvaient s’interpeller par « la petite juive » ou « le petit italien » mais ce n’était jamais péjoratif jusqu’au jour où fut planté sur toute la zone nord du pays et le long de l’Atlantique le drapeau à croix gammée. Le 15 février 1941, à l’ombre de cet oriflamme menaçant, ils s’installèrent avec Sura (Suzanne, la plus jeune sœur de Pauline) au dernier étage de l’immeuble du 37 rue d’Enghien dans le 10 arrondissement.
Le 11 octobre 1941, la police française se rend à cette adresse. Elle avait reçu au préalable une lettre anonyme, de dix-sept mots :
Ces lignes délatrices ont été écrites par une personne qui parlait et écrivait mal le français, probablement d’origine étrangère. [Archives de la Préfecture de la Police, Paris. Cote : 1 W 37 dossier 24433]. |
Les inspecteurs de police Gallerne et Masure, sous les ordres du sinistre brigadier-chef des RG de Paris, Louis Sadosky[3], se rendent au 37 rue d’Enghien dans le 10è arrondissement de la capitale pour interpeller Israël Eszenbaum, marié, sans enfant. Après les agents montent jusqu’au dernier étage. Ils pénètrent dans un vaste appartement, révélant une vue magnifique sur la butte de Montmartre, trôné d’un Sacré-Cœur. Les policiers notent dans leur rapport :
Conformément aux ordres reçus, nous nous sommes rendus ce jour 37 rue d’Enghien au domicile du nommé Eszenbaum Israël, né le 23 novembre 1909 à Varsovie, de nationalité polonaise et de confession israélite, ouvrier fourreur, marié.
Une visite minutieuse des lieux, en la présence de l’intéressé n’a amené la découverte d’aucun document ou papier suspect.
Rapport du 11 octobre 1941 des inspecteurs Gallerne et Masure [Archives de la Préfecture de la Police, Paris. Cote : 77 W 65 dossier 103304]. |
…d’aucun document ou papier suspect, pourtant, ils embarquent Israel Eszenbaum. Il est juif, d’origine étrangère, ce qui, en ce temps d’antisémitisme d’État, vaut suspicion pour ne pas dire condamnation. Y a-t-il une virgule de scrupule dans la conscience des deux policiers à le faire rejoindre le jour-même le troupeau des coreligionnaires juifs entassés dans des conditions indignes de la cité de la Muette, à Drancy ? Quoi qu’il en soit, il y est enregistré, comme indiqué au bas de sa fiche d’internement au camp, le 12 octobre 1941 :

Archives nationales F9/569O. Reproduction numérisée, consultée au Mémorial de la Shoah, Paris [F9/5660 130916 L].
Depuis le 20 août 1941, le camp de Drancy renferme environ 4 000 hommes. C’est de mort lente que les autorités laissent croupir ces infortunés dans des conditions d’hygiène, d’hébergement et de sous-alimentation jamais vues en France depuis les famines de l’Ancien régime. Les tensions entre les internés, juifs étrangers d’un côté et « israélites » de l’autre, sont à leur comble quand s’installe le froid de l’automne. Lorsqu’Israel Eszenbaum, matricule 2616, pénètre dans le camp, à l’instar de tous les entrants, il reçoit moins de 300 grammes de pain, un peu de pâté pour 24 heures et 50 grammes de pâtes alimentaires. La distribution de la nourriture devient source de bagarre. Les internés reçoivent par jour deux soupes claires, 150 à 200 grammes de pain et 200 grammes de légumes non épluchés. Heureux celui qui travaille aux cuisines pour la corvée d’épluchages. Ils se gavent d’aliments crus. La diarrhée en récompense. La faim devient une obsession. De plus, les ordures entassées dans un coin de la cour centrale est interdite aux prisonniers. Une semaine avant son arrivée au camp, des hommes avaient manifesté contre la faim. En représailles, les autorités interdisaient, depuis le 7 octobre, la distribution des colis de la préfecture de la Seine qui était déjà insuffisante pour éviter les carences alimentaires[4].
Israel Eszenbaum est affecté au bloc 5, escalier 22, dans la chambrée 18 du 2è étage où s’entassent des dizaines d’internés, à même le sol en ciment inégal, recouvert de paille. Véritable foyer d’infection. Dans chaque chambrée, les Juifs de Drancy y passent le clair de leur journée. Le jour perce à peine à travers les fenêtres recouvertes de peinture bleue imposée pour la défense passive. Jeux de carte et livres sont interdits. Les seuls repères de la journée sont les appels, dehors, matin et soir, les distributions de la nourriture à 11h30 et 16h45, et la promenade dans la cour quand elle n’est pas supprimée par les gendarmes sous un prétexte punitif.
Les Allemands souhaitent éviter les troubles et finissent par tolérer la Croix Rouge pour distribuer une substantielle amélioration alimentaire : une soupe plus épaisse, et deux morceaux de sucre par jour et par interné le 12 octobre, la première journée d’Israel à Drancy. Officiellement, les internés ne peuvent écrire à leurs proches avant le 2 décembre 1941 mais en soudoyant des gendarmes ils peuvent envoyer des lettres clandestinement[5]. C’est ce que fait Israel Eszenbaum, dès son arrivée. Une semaine après, le 19 octobre, sa femme, soulagée d’avoir de ses nouvelles depuis son arrestation, lui écrit :
Lettre de Pauline/Perla Eszenbaum écrite le dimanche 19 octobre 1941 [Collection particulière]. |
Paris le 19 octobre 1941
Cher mari,
Comme j’ai reçu ta lettre cela m’a beaucoup soulagé de savoir où tu te trouves. J’ai été Dimanche matin [le 12 octobre] te chercher et cela était trop tard pour te trouver. J’ai été très contente de recevoir une lettre de toi, mais je ne comprends pas où tu as laissé tes affaires et je te demande si je peux les réclamer. Comme tu m’a envoyé le bon, je t’ai envoyé les affaires que tu m’as demandé, sac de couchage, un drap, un petit coussin, 2 paires de caleçons mouletonnés, un pullover, une chemise en flanel, une chemise simple, un maillot de corps, un cache-col marron, 4 paires de chaussettes, béret basque, les gants, des semelles en fourrures. Cher mari je n’ai pas trouvé de pardessus alors les parents de Madeleine m’en ont donné un vieux c’est pour toi, tous les médicaments, un gilet de fourrures, toutes les brosses que tu m’as demandé. J’ai attaché la valise de Madeleine à ton colis. Cher mari si tu as une occasion d’un deuxième bon. Je t’enverrai une paire de chaussures d’hivers. Iteké ne m’as pas apporté le sirop et les pastilles valda alors je n’ai pu te les envoyé. Je t’ai envoyé quelques croutons de pain, quelques morceaux de sucre et du sel et quelques bonbons. Ecris-moi de tes nouvelles comment va ta santé, est-ce que tu ne tousses pas là-bas. Je t’embrasse bien et j’espère te revoir au plus tôt possible. Bien le bonjour de toute la famille ainsi que Madame Na[illisible]. Écris toi-même les lettres.
Ta très chère Pauline.
Dans un second courrier, rédigé le dimanche 26 octobre 1941, et en réponse à une lettre de son mari, Pauline ne comprend pas pourquoi les vêtements et les denrées ne lui sont pas parvenus. En fait, cette autre amélioration à recevoir des colis de la famille sera autorisée par les autorités début novembre 1941. Elles informent les prisonniers qu’ils peuvent recevoir un colis ne pouvant excéder 3 kg. Sont proscrits le tabac, l’alcool et les jeux. Les premiers colis distribués dans le camp ont lieu le 5 novembre.
Pauline est néanmoins soulagée. Israel semble avoir un bon moral. Il a changé d’emplacement dans le camp, affecté au bloc 1, escalier 5, chambre 20. Son épouse lui donne aussi de ses nouvelles : nos deux neveux viennent me tenir compagnie après l’école. Jeudi et dimanche j’ai été me promené avec eux. A nouveau, elle revient sur les affaires « égarées » qu’elle avait envoyées. Je t’en prie écris-moi où l’on ta pris tes affaires. Je t’embrasse bien fort. Bien le bonjour de toute la famille ainsi que pour [nom illisible] de la part de toute sa famille. Iteké envoie un bonjour pour son mari. Pourquoi tu ne m’écris pas si tu as vu le patron de Bernard il est dans le bloc 1.[6] [Bernard Szpiro, né en 1923, neveu d’Israel et Pauline (fils de sa sœur Kajla Zagiel). Il sera arrêté et déporté dans le convoi n°51 du 6 mars 1943, comme son père Motel Szpiro dans le convoi n°11 du 27 juillet 1942. Ni le père, ni le fils ne reviendront].
Pauline finit sa lettre à nouveau par ces mots : Écris toi-même les lettres. Beaucoup d’internés juifs d’origine étrangère faisaient écrire leur lettre par ceux qui maîtrisaient mieux le français dans le camp.
Elle rédige une troisième carte, datée du 7 décembre 1941. L’épouse donne des nouvelles de son quotidien et se fait du mauvais sang pour son époux : je sais qu’en hiver tu attrapes toujours des rhumes. […] Je quitte ma lettre en t’embrassant bien fort et j’espère toujours que l’on se reverra le plus vite possible à la maison.
Ce jour tant espéré ne se lèvera jamais.
En novembre 1941, les Allemands subissent plusieurs agressions à Paris et dans sa banlieue. En représailles, ils veulent exécuter 100 otages. Sur ordre du commandant du Gross Paris, von Stülpnagel, une liste de juifs suspectés de propagande communiste doit être dressée. On charge de cette besogne un brigadier-chef des renseignements généraux de la police dont le zèle à traquer les « judéo-bolchéviques » n’est plus à prouver : Léon Sadosky.
Au camp de Drancy, on rassemble les hommes. Un détenu, Etienne Rosenfeld, témoigne de ce qui se passa le 14 décembre 1941 : Assemblés dans la cour de ces bâtiments qui, depuis la rafle du 20 août 1941, étaient notre prison, ce camp de Drancy de sinistre mémoire, les quelque cinq mille internés que nous sommes, s’interrogent sur cet appel intempestif : « Qu’est-ce qu’il y a ?… Qu’est-ce qu’ils veulent encore ? » Et dans ce brouhaha, ce bourdonnement que forme une foule rassemblée, une litanie de noms s’égrène: une liste de noms, parmi lesquels je crois entendre le mien. Mais, par je ne sais quel pressentiment, je ne réponds pas…, sauvant ainsi ma vie, sans le savoir.[7]
Dans les noms appelés résonne Israël Eszenbaum. Il est inscrit sur une liste de 44 noms[8]. Ils sont transférés le jour même à la prison du Cherche-midi. On les informe qu’ils seront exécutés le lendemain. On leur autorise d’écrire une dernière lettre à leur famille.
Israel s’épanche dans une longue lettre d’adieu. Innocent, il s’en veut tout de même de ne pas avoir eu le pressentiment de ce qui allait advenir. Il revient sur les raisons qui l’ont amené à Drancy. Il en connaît la cause : une dénonciation, dont je ne sais aucune chose. Et maintenant, poursuit-il dans sa cellule, penché sur le papier, on m’a fait sortir de Drancy pour me faire fusiller innocemment alors que le vrai coupable se trouve en liberté. Il encourage son épouse à faire sa vie, à ne compter que sur elle dans ce monde rempli d’égoïstes ou de profiteurs. A quelques heures de l’irréparable salve des fusils pointés sur sa poitrine, il demande pardon : Pardonne-moi, ma chère Pauline, que je n’écrive pas dans la dernière minute des paroles intelligentes. Pardonne-moi, je te souhaite la meilleure des choses. […] Je vous demande, en s’adressant à toute sa famille, de vouloir bien me pardonner tous, comme je pardonne à tous. Ainsi je demande à ma chère famille de vivre en paix, et tous devront oublier tous les querelles qu’ils avaient.[ …] Je vais à la mort avec la conscience tranquille. […] Je m’en vais du monde car je vais mourir innocemment.
Lettre d’adieu d’Israel Eszenbaum. Prison du Cherche-midi à Paris. 14 décembre 1941, veille de son exécution au Mont-Valérien [collection particulière]. |
Dès l’aube, les exécutions se déroulent toutes les dix ou quinze minutes, par groupe de cinq. Les Allemands les prennent par ordre alphabétique. A 11 heures du matin, Israel Eszenbaum est conduit avec quatre autres hommes pour être attachés aux poteaux des fusillés : Elie Britan, traducteur de 56 ans d’origine roumaine, Israel Bursztyn, tourneur de 45 ans d’origine polonaise, Wolf Bursztyn, boulanger de 52 ans d’origine polonaise, Huna Caisman, tailleur de 44 ans d’origine russe.
Ce 15 décembre 1941, souligne le site institutionnel des Chemins de Mémoire, survient l’une des exécutions les plus massives de toute l’Occupation. En représailles à plusieurs séries d’attentats ayant touché Paris et sa banlieue depuis le mois de novembre, le MBF ordonne que 100 otages soient fusillés. Pour la première fois les Juifs [52 en tout[9]] sont clairement désignés pour porter le poids de ces représailles aux côtés des communistes. Ne disposant pas des 100 otages en région parisienne, ce sont 95 personnes qui sont mises à mort ce jour-là, dont 69 au Mont-Valérien, les autres étant exécutées dans d’autres départements de la zone occupée (parmi elles, neuf sont extraites du camp de Châteaubriant (Loire-Inférieure), quatre sont sorties de la prison de Fontevrault (Maine-et-Loire) et treize de la maison centrale de Caen (Calvados)[10].
Israel Eszenbaum espérait, la veille de son exécution, une dernière rencontre avec sa femme et ses proches. Elle n’eut jamais lieu.
Dans l’édition du journal Le Matin du 15 décembre 1941, pendant que coule à flot le sang des innocents au Mont-Valérien de Suresnes, à Châteaubriant, à Fontevrault et à Caen, les mots cinglants écrits la veille par général Otto von Stülpnagel s’imprimaient dans une encre à peine séchée :
Ces dernières semaines, des attentats à la dynamite et au révolver ont été commis contre les soldats de l’Armée allemande.
Ces attentats ont pour auteurs des éléments, parfois même jeunes, à la solde des Anglo-Saxons, des Juifs et des Bolcheviks, et agissant selon des mots d’ordre infâmes de ceux-ci.
Des soldats allemands ont été assassinés dans le dos et blessés. En aucun cas les assassins n’ont pu être arrêtés. Pour frapper les véritables auteurs de ces lâches attentats, j’ai ordonné l’exécution des mesures suivantes:
1) Une amende d’un milliard de Francs est imposée aux juifs des territoires français occupés.
2) Un grand nombre d’éléments criminels judéo-bolchevicks seront déportés aux travaux forcés à l’Est.
Outre les mesures qui me paraissent nécessaires selon les cas, d’autres déportations seront envisagées sur une grande échelle, si de nouveaux attentats venaient à être commis.
3) 100 juifs, communistes et anarchistes, qui ont des rapports certains avec les auteurs de ces attentats seront fusillés.
Ces mesures ne frappent point le peuple français, mais uniquement des individus à la solde des ennemis de l’Allemagne, qui veulent précipiter la France dans le malheur et qui ont pour but de saboter la réconciliation entre l’Allemagne et la France.[11]
Pauline/Perla, dans l’angoisse des personnes ciblées par la traque, survivra à l’Occupation. Juste après la Libération de Paris, elle fut convoquée par les commissions d’épuration pour témoigner dans l’enquête contre le brigadier-chef des RG de la préfecture de police de Paris et chef du « rayon juif » : Louis Sadosky. Sa déclaration peut être consultée aux archives de la préfecture de Police, au Pré-Saint-Gervais, dans le carton KB 95[12] :
Madame Eszenbaum née Zazieb Perla le 26 septembre 1906 à Varsovie demeurant 37 rue d’Enghien à Paris 10e déclare : « Mon mari Izrael, Ichak né le 23 novembre 1909 à Varsovie a été arrêté par deux inspecteurs, très corrects, une perquisition effectuée n’a rien donnée. Remis aux autorités allemandes le 14 décembre 1941 et fusillé le lendemain à Suresnes comme otages. Je certifie que mon mari n’a jamais fait de politique et n’a jamais appartenu à un groupement communiste. »
Post Scriptorium : Avec tout ma reconnaissance, et j’espère avec celle des lecteurs de cet article, à Marc Szpiro et tous les membres de sa famille.
[1] Extrait de la lettre d’Israël Eszenbaum à sa femme Pauline/Perla et à sa famille, de sa cellule de la prison du Cherche-Midi, le 14 décembre 1941, quelques heures avant son exécution au Mont-Valérien [Collection particulière].
[2] Dominique Tantin, 1941-2016. Soixante-quinzième anniversaire des premières grandes exécutions d’otages [Article en ligne] http://maitron-fusilles-40-44.univ-paris1.fr/spip.php?article186137
[3] Archives de la Préfecture de Police de Paris 77W6. Pour en savoir plus sur Louis Sadovsky : http://www.cnrseditions.fr/histoire/6877-berlin-1942-louis-sadosky.html
[4] Michel Laffitte, Annette Wieviorka. A l’intérieur du camp de Drancy. Ed. Perrin. Coll. Tempus, 2015.
[5] D’après les travaux d’Annette Wieviorka et Michel Laffitte A l’intérieur du camp de Drancy.
[6] Extrait de la lettre de Pauline/Perla Eszenbaum-Zagiel, écrite le 26 octobre 1941 à son mari interné à Drancy [collection particulière].
[7] Etienne Rosenfeld C’était le 15 décembre 1941, in Après Auschwitz n° 231 de janvier 1990 ;
[8] Archives Mémorial de la Shoah, DLX-II. Paris.
[9] Serge Klarsfeld, Léon Tsévery. Les 1007 fusillés du Mont-Valérien parmi lesquels 174 juifs. Éditions FFDJF, 2010.
[10] Extrait de l’article en ligne : Le Mont-Valérien, lieu d’histoire, lieu de Mémoire. Source : MINDEF/SGA/DMPA http://www.cheminsdememoire.gouv.fr/fr/le-mont-valerien-lieu-dhistoire-lieu-de-memoire
[11] Serge Klarsfeld. Le calendrier de la persécution des Juifs de France 1940-1944. Ed. FFDJF, 1993. p.169
[12] Je remercie vivement messieurs Daniel Grason et Claude Pennetier de m’avoir donné copie de ce document [APPo KB 95], universitaires et auteurs de l’ouvrage collectif : Les fusillés (1940-1944) – Dictionnaire biographique des fusillés et exécutés par condamnation et comme otages ou guillotinés en France pendant l’Occupation. Les éditions de l’Atelier, 2015. A lire également en ligne, l’article de Daniel Grason sur Israel Eszenbaum : http://maitron-fusilles-40-44.univ-paris1.fr/spip.php?article144801&id_mot=9444
Bonjour,
Pouvez vous me contacter par mon mail j’habite ds l appartement du 37 rue d’Enghien, Pauline Eszenbaum était ma grand-tante. J’ai quelque chose qui pourrait documenter votre article.
Cordialement
Irène KRAWICE-RADANNE
ikr75010@gmail.com